L'Echo de la Fabrique : 10 juin 1832 - Numéro 33

FUNÉRAILLES DU GÉNÉRAL LAMARQUE.1

[3.2]Je viens d?être témoin d?une fête dont rien n?égalera le grandiose, la simplicité, la pompe vraiment nationale. Tout Paris, ou du moins pour être vrai, toute la population virile de Paris, 150 à 200,000 hommes accompagnant la dépouille de Maximilien Lamarque, couvre la vaste étendue de plus d?une lieue qui sépare la Madeleine de la place de la Bastille.

Dès huit heures du matin, malgré une pluie battante, dans tous les quartiers de Paris, et de meilleure heure dans la banlieue, des groupes de gardes nationaux, de citoyens, d?ouvriers, d?étudians, s?étaient formés, et par pelotons de 10, 20, 100, 200, s?avançaient par différens chemins vers la rue St-Honoré, entre la place Vendôme, le boulevard et les Tuileries, sur la place de la Révolution, et quand cette vaste enceinte n?a plus pu contenir la foule, dans les Champs-Elysées, sur le quai de la Terrasse du bord de l?eau, dans la rue de Rivoli.

Des groupes de généraux, parmi lesquels on distinguait les remarquables figures des Excelmans, des Hulot2, des Sourd3 ; les maréchaux Clauzel4 et Gérard5 ; les députés présens à Paris, parmi lesquels j?ai vu, avec quelque surprise, MM. Viennet, Ch. Dupin, Las-Cazes fils6, et autres déserteurs des principes auxquels Lamarque était resté fidèle.

Quelques pairs de France, notamment le général Flahaut7, ambassadeur à Berlin, le marquis St-Simon8, le prince de la Moskowa9, ont pris place de bonne heure dans la maison mortuaire. Les réfugiés polonais, espagnols, italiens, conduits par MM. Romarino, Lelewell, Estrada, Saldanha10, Bowring, stationnaient sur l?emplacement voisin de la Madeleine ; les députations des Ecoles, ou plutôt les Ecoles en masse avec leurs drapeaux, étaient sur la place de la Révolution mêlées aux gardes nationales de Paris et de la banlieue.

Comme grand cordon de la Légion-d?Honneur, Lamarque avait droit à l?escorte militaire d?un bataillon d?infanterie. Un certain nombre d?officiers de la garnison de Paris, ses vieux compagnons d?armes, s?étaient joints spontanément au convoi ; mais les troupes étaient consignées par ordre supérieur ; aucun simple soldat, excepté ceux de l?escorte, ne figuraient dans le cortége.

Le convoi s?est mis en marche à midi, dans le plus grand recueillement. Une violente pluie d?orage survenue en ce moment n?a point arrêté sa sortie.

Au moment où le char funèbre a dépassé la porte de la maison mortuaire, les chevaux ont été spontanément dételés, des traits et des bricoles ayant été improvisés dans la boutique d?un marchand du coin du Bazar-St-Honoré, cent cinquante personnes, étudians, décorés de juillet, invalides, se sont mis à traîner le char, autour duquel étaient rangés à droite MM. Laffitte et Châtelain11, rédacteur du Courrier Français, Mauguin et un élève de l?Ecole de droit ; à gauche, MM. Lafayette et un décoré de juillet, Clauzel et un invalide. Deux commissaires en chef, membres de la chambre des députés, suivaient immédiatement.

M. Louis Lamarque, fils de l?illustre mort, et l?un de ses neveux, conduisaient le cortége ; derrière eux venaient les membres des deux chambres et les officiers de l?armée auxquels avait demandé de se joindre un colonel anglais, en habit rouge, à jambe de bois, conduit par le général Daumesnil12, à jambe de bois comme lui.

Les officiers des cent jours, dont Lamarque avait si énergiquement défendu les droits, venaient immédiatement, quelques-uns avec les vieux uniformes de Brienne et de Waterloo ; puis les condamnés politiques sous la restauration, dont la révolution de juillet n?a ni indemnisé [4.1]les pertes, ni réparé l?infortune ; puis les réfugiés étrangers, portant à côté d?un drapeau noir leur drapeau national, et la cocarde tricolore unie à la cocarde de leur patrie. Romarino, Lelewel, Sierawski conduisaient les Polonais ; Saldanha, les Portugais ; Florès Estrada13, ancien ministre des Cortès, les Espagnols ; Sercognani14, les proscrits de la péninsule italique. Rien n?était plus touchant que le deuil de ces hommes, la plupart sous la livrée d?une misère profonde, supportée avec dignité.

Les blessés de juillet, les décorés de juillet venaient ensuite, divisés comme les corps précédens par pelotons de trois rangs, ayant chacun leur commandant improvisé.

La garde nationale fermait la marche, l?artillerie en tête au grand complet ; chacun portait un bouquet d?immortelles à son schako et le crêpe au bras ; un très-petit nombre de gardes nationaux à cheval se sont présentés, mais les légions de la garde à pied formaient un cortège immense dont le déploiement sur le boulevard a duré plus de 2 heures 3/4. J?ai vu une compagnie entière de la 5e légion, dont les chasseurs tenaient chacun une couronne d?immortelles ; d?autres ornaient leurs schakos de feuillages de saule.

Entre les six premières et les six dernières légions ont pris place les gardes nationaux de la banlieue ; des députations de 50 à 60 hommes indiquant qu?ils venaient de Corbeil, d?Essonne, de Lonjumeau, de Beauvais (16 lieues de Paris).

Puis une grande quantité d?invalides qui avaient servi sous les ordres du général, et qui pleuraient.

Enfin des corporations d?ouvriers, de teinturiers, de brasseurs, de chapeliers, avec leurs drapeaux et leurs devises, marchaient au milieu de la garde nationale et de la société des Amis du peuple.

Le convoi était fermé par les élèves des écoles de droit et de médecine au nombre de plus de cinq mille, tous portant au chapeau une branche de saule et une cocarde tricolore, et au bras un large crêpe.

Quand la tête de colonne du convoi s?est trouvée sur le boulevard des Capucins, en face de la place Vendôme, les cris : A la Colonne ! à la Colonne ! se sont fait entendre, et on y a traîné le corbillard qui a fait le tour du monument.

Le char funèbre est arrivé à 4 heures sur la place, en avant du pont d?Austerlitz ; là une foule immense l?attendait, couvrant le pont, les quais du canal de la Bastille et les deux rives du fleuve. Le cercueil a été déposé sur une estrade?

MM. Lafayette, Laffitte, Odilon-Barrot, Clauzel, Romarino, Lelewell, et d?autres étrangers doivent prendre successivement la parole.

Notes de base de page numériques:

1 L?auteur de ce texte est Antoine Vidal d?après la Table de L?Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).
2 Il s?agit ici soit du Général Jacques Louis Hulot (1773-1843), soit du général Etienne Hulot (1774-1850).
3 Probablement le Colonel Jean-Baptiste Sourd (1775-1849).
4 Le Maréchal Bertrand Clauzel (1772-1842), député des Ardennes en 1829, nommé après la chute de Charles X Commandant de l?armée d?Afrique, il sera gouverneur général de l?Algérie entre 1835 et 1837.
5 Le Maréchal Maurice Etienne Gérard (1773-1852), Ministre de la guerre puis Pair de France au début de la Monarchie de Juillet. Il va peu après (automne 1832) diriger le corps expéditionnaire français envoyé pour soutenir le jeune Etat belge contre l?envahisseur hollandais. Nommé encore Président du Conseil en 1834.
6 Marie-Joseph Las Cases (Comte de), 1766-1842, fut au début de la Monarchie de Juillet député du Finistère (1831-1834), et se rapprocha graduellement du pouvoir orléaniste.
7 Auguste-Charles-Joseph, Comte de Flahaut de la Billarderie (1785-1870), soldat des campagnes napoléoniennes, en exil en Londres de 1815 à 1827, renommé Général de Division puis Pair de France par Louis-Philippe et depuis 1831 ministre plénipotentiaire à Berlin.
8 Henri-Jean-Victor de Rouvroy (1782-1865), marquis puis duc de Saint-Simon.
9 Napoléon-Joseph Ney (1803-1857), premier fils du Maréchal Ney, gendre du banquier Pierre Laffitte.
10 Le Duc Joao Carlos de Saldanha (1790-1876), militaire et homme politique à la tête du Portugal en 1851. En exil à Londres après l?arrivée de Michel Ier (1828). Roi absolutiste qui mit fin aux expériences démocratiques engagées depuis 1822. Au début de la Monarchie de Juillet, Saldanha collaborait alors avec l?opinion libérale française, publiant en particulier dans Le National.
11 René-Théophile Châtelain (1790-1838), écrivain politique, dirige le quotidien parisien Le Courrier (qui devient Le Courrier français en 1820) dès sa création en 1819.
12 Le général Pierre Dausménil (1776-1832), héros de Wagram.
13 Alvaro Flores Estrada (1765-1853), économiste libéral espagnol, introducteur d?Adam Smith, disciple de David Ricardo et de James Mill auteur d?un classique Curso de Economia Politica (1828).
14 Il s?agit du général Giuseppe Sercognani.

 

Contrat Creative Commons

LODEL : Logiciel d'édition électronique