L'Echo de la Fabrique : 5 août 1832 - Numéro 41

CONSEIL DES PRUD’HOMMES.

Séance du 2 août,

(présidée par m. goujon.)

Un auditoire très-nombreux est réuni de bonne heure dans la salle. Nous attribuons cette affluence inaccoutumée au désir naturel des ouvriers de voir comment se terminera la difficulté du président avec M. Tiphaine, et peut être aussi aux sinistres prévisions du Courrier de Lyon, qui heureusement ne se sont pas réalisées.

Les membres du conseil prennent leur place, et la séance est ouverte à six heures et demie.

La première cause appelée est celle des sieurs Desmaison et Troubat, affaire qui a déjà paru plusieurs fois au conseil, et qui n’avait pu être ni conciliée, ni terminée par les défauts que firent successivement l’une et l’autre partie. Le sieur Gamot lit à haute voix, mais d’une manière émue le rapport des membres nommés arbitres pour concilier les parties ; il se retire, ne prenant pas part à la délibération. Les détails de cette affaire étant connus, nous croyons inutiles de les rappeler. M. le président interroge les parties et leur demande s’ils veulent s’en tenir aux conclusions du rapport qu’ils viennent d’ouïr. Le sieur Troubat, qui précédemment avait rejeté la conciliation, déclare l’accepter. Le sieur Desmaison [4.2]persiste à la rejeter, désirant se justifier des inculpations du sieur Troubat contre lui. Le sieur Desmaison trouve des erreurs sur le nombre des mouchoirs portés en façon ; sur plusieurs pièces, il trouve des différences sur le nombre des schalls que ces pièces devaient rendre. Enfin, il parvient à se justifier complètement. Le conseil renvoie les parties pardevant MM. Brisson et Labory, afin de vérifier les comptes et de régler de nouveau l’arbitrage.

Nous voyons avec plaisir que le conseil s’est rendu, sans provoquer aucune lutte désagréable, aux raisons que nous avions données, dans le n° 39 du journal, sur l’abus des renvois en conciliation. Sur la demande de M. Labory, il a fixé la comparution des parties au lendemain, à 11 heures précises, dans la salle du greffe du conseil ; de cette manière et en persistant dans cette sage jurisprudence, le conseil évitera toute collision, d’abord entre les ouvriers et ses membres, ensuite entre ces derniers entr’euxi.

La seconde affaire est celle de la dame Barrat, avec deux de ses ouvriers, qui réclament l’exécution de leurs conventions, lesquelles portent d’une part, que la somme de 1,500 fr, par année est allouée à chacun d’eux ; et d’autre part, qu’ils ne pourront s’absenter sans la permission de la dame Barrat, et à défaut de quoi, cette dernière a le droit de leur retenir 5 fr. pour chaque jour d’absence. Après cette lecture, la dame Barrat dit que ces ouvriers ont absenté dix jours de l’atelier sans sa permission, dans le moment où son ouvrage était très-pressé, et par ce fait, elle refuse de tenir ses engagemens et de recevoir lesdits ouvriers dans son atelier. Ces ouvriers disent n’avoir absenté que sur le refus qui a été fait de leur donner de l’argent ; qu’au surplus, l’atelier de la dame Barrat avait été fermé dans le mois précédent pendant plusieurs jours, et qu’ils s’étaient, à cette époque, entendus à l’amiable avec elle. Ils présentent ensuite le sieur Tiphaine pour terminer leur défense. M. le président répond que le sieur Tiphaine sait bien qu’il ne peut être admis sous aucun prétexte.

Alors le sieur Tiphaine demande respectueusement à M. le président, s’il veut lui donner acte de son refus, que c’était tout ce qu’il désirait. M. le président répond qu’il n’a rien à refuser au sieur Tiphaine, lorsqu’il parlera aussi poliment.

Le sieur Ribou, à qui les parties s’étaient présentées pour se concilier, explique entièrement l’affaire, et le conseil après avoir délibéré, prononce la décision suivante :

Attendu que la dame Barrat a refusé de recevoir les ouvriers lorsqu’ils se sont présentés à l’atelier, et qu’ils ont été refusés une seconde fois, le conseil ayant décidé dans la séance de jeudi dernier qu’ils devaient rentrer de suite, attendu que l’atelier de la dame Barrat [5.1]a été fermé plusieurs jours, par suite de règlement de compte avec ses associés ;

Attendu que les ouvriers ont également resté plusieurs jours sans se présenter à l’atelier, le conseil décide que les conventions ne peuvent être résiliées, mais qu’une retenue de 5 fr. leur sera faite, sur tous les jours qu’ils ont absenté : ordonne au surplus l’exécution des conventions.

Nota. Nous ne concevons pas ce sous aucun prétexte : il mérite une explication, nous l’attendons. C’est avec une peine indicible que nous revenons sur cette affaire ; mais l’entêtement extra-légal du conseil nous y force, puisqu’il ne veut pas se rendre à la voix sévère mais amie de la presse, et, pour tout dire, aux simples notions que le bon sens dicte à tous les hommes. Nous sommes bien obligés d’insister contre cette violation flagrante de la loi. Espérons que ce conflit va bientôt cesser : d’une part, les chefs d’ateliers ont demandé une consultation qui paraîtra incessamment ; de l’autre, le préfet s’est fait rendre compte de l’état des choses et a donné aux prud’hommes qui l’ont visité, et que nous signalons à la reconnaissance des ouvriers, MM. Charnier, Martinon et Perret, la satisfaction qu’ils avaient lieu d’attendre d’un magistrat aussi éclairé et patriote. Nous profiterons de cette occasion pour remercier les journaux qui se sont empressés d’adhérer à notre opinion. Le rédacteur du Précurseur ne comprenait pas le refus fait à M. Tiphaine, il en a exprimé son étonnement dans une note mise au bas de la lettre de ce dernier. Le Journal du Commerce, sans être provoqué, a donné également son adhésion : nous devons seulement protester, au nom des ouvriers, contre le dernier paragraphe de son article. Nous sommes trop ennemis du monopole, pour vouloir l’introduire dans la défense au conseil des prud’hommes. Enfin, il n’est pas jusqu’à la Gazette lyonnaise qui n’ait été de notre avis. Ainsi, d’un côté tout le monde, de l’autre quelques hommes.

La dame Gourju est appelée de nouveau au conseil, par le sieur Catineau son ouvrier, qui est sorti de l’atelier sans finir la pièce qu’il avait acceptée, et qui lui réclame son livret. La dame Gourju répond qu’il lui est dû 80 fr. pour des avances qu’elle a faites à cet ouvrier, et que dans l’audience de mardi, il avait été décidé que la somme serait inscrite sur le livret, qui serait remis au sieur Giraud, qui accepte l’ouvrier, et retiendra la somme de 20 fr. par mois. La dame Gourju devant rendre les effets de son apprentis, la conciliation est maintenue, le sieur Giraud l’accepte, et demande à déposer les sommes au greffe, ce qui est accepté.

L’affaire du sieur Lallemand qui avait été conciliée, paraît de nouveau ; ledit fait observer qu’il avait oublié de déduire de son compte 49 jours perdus par maladie ; le conseil faisant droit à la reclamation, décide que le sieur Lallemand ne payera à son élève que la somme de 7 fr. 50 c., au lieu de celle de 21 fr. précédemment allouée.

D’autres causes insignifiantes ont été appelées : ainsi est finie cette séance qui devait être si orageuse, au dire du Courrier. La visite qu’un de nos rédacteurs, accompagné de deux chefs d’ateliers, MM. Blanc et Leclair, avaient faite à M. le Président, l’a sans doute déterminé à se départir du ton d’aigreur qu’il avait eu dans l’audience précédente envers le sieur Tiphaine, et ce dernier a senti que, lors même qu’un juge a tort, il a droit à être respecté sur son siége. Nous avons appris que M. le président a fait proposer au sieur Tiphaine de laisser dans l’oubli la condamnation prononcée contre lui à la dernière audience, s’il voulait se désister de l’acte de refus à lui octroyé [5.2]dans la présente audience. Ce défenseur, dans l’intérêt public, a repoussé énergiquement cette proposition.

Nous réservons au Courrier, dans notre prochain N°, une réponse à son article incendiaire de ce matin.

Notes de fin littérales:

i Nous apprenons avec plaisir que cette affaire a été conciliée. L’honneur du sieur Desmaison est sorti intact de cette épreuve difficile. Il payera le solde dû au sieur Troubat, et ce dernier reprendra un peigne à tisser au prix de 25 fr. et payera 25 fr. pour défrayement de montage de métiers.
Note du rédacteur. - Cette affaire nous suggère les réflexions suivantes : le sieur Troubat négligeait de régler les comptes depuis fort long-temps, et les matières s’employant d’une pièce à l’autre, le sieur Desmaison ne pouvait s’apercevoir d’un solde aussi considérable que celui qu’il s’est trouvé devoir. Des faits semblables et qui se renouvellent trop souvent, ne font que nous confirmer dans l’opinion que nous avons émise, que le fabricant, chargé de tenir les livres, marque la date du jour où ils donnent des matières, et en écrive le poids en toutes lettres, avec une colonnes de chiffres ; afin d’éviter toute discussion, il doit balancer les comptes de toutes les pièces, s’il est possible, et dans le cas contraire, les additionner. Avec une semblable règle les erreurs deviendraient impossibles, et des affaires de ce genre ne se renouvelleraient plus.

 

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