L'Echo de la Fabrique : 19 août 1832 - Numéro 43

DERNIER MOT SUR LA LIBRE DÉFENSE.1

Nous avons reçu de M. D......, sur le droit de libre défense, une seconde lettre trop longue pour que nous puissions l?insérer ; d?ailleurs nous n?en voyons pas la nécessité, la question nous paraît résolue, de vaines considérations ne sauraient être d?aucun poids auprès de la consultation de MM. Chanay et Charassin, que nous avons publiée dans le dernier numéro.

[2.2]Nous sommes persuadés des bonnes intentions de M. D...... mais nous lui observerons qu?on peut être honnête homme et fort mauvais logicien.

M. D..... commence par déclarer qu?il n?a eu nullement l?intention de jeter la moindre défaveur sur l?industrie des agens d?affaires ; nous acceptons cette déclaration, mais si telle est la vérité, il était plus simple de ne pas attaquer cette classe de citoyens, on se serait évité l?embarras d?une justification. Si je me suis trompé, dit cet ex-prud?homme, dans le but que j?ai eu d?être utile aux ouvriers, et si je me trompe encore, mon erreur est pardonnable et mérite quelqu?indulgence. Oui, l?erreur est pardonnable, mais il ne faut pas s?y complaire, il ne faut pas fermer les yeux à la lumière pour se réserver le droit de dire, je ne vois pas ; nous ne supposons pas à M. D..... une privation de bon sens telle qu?il ne puisse se rendre à l?évidence. Au reste, nous ne nous en occuperons pas davantage, la pensée est libre, mais lorsqu?on est seul de son avis, il faut garder le silence.

M. D..... prétend n?avoir pas dit que la loi interdisait les défenseurs. Alors, qu?a-t-il donc dit ? car notre thèse à nous est bien simple, nous soutenons que la loi n?ayant pas interdit aux citoyens le droit de se faire assister par un ami ou un défenseur, le conseil des prud?hommes ne peut, sous aucun prétexte, à l?aide d?aucune considération, les priver de ce droit. Mais fâché apparemment de cet aveu, M. D...... prétend que la défense ne doit être admise qu?avec la plus grande circonspection. C?est le contraire qui est la vérité. Il ajoute qu?il faut que le président consulte le conseil et mette aux voix la question de savoir si la religion de ses membres a besoin de cet auxiliaire pour être éclairée, d?où résulterait pour lui le droit d?admettre ou de rejeter la défense sans violer la loi. escobard en son temps ne raisonnait pas mieux. Oui, tout tribunal a le droit d?arrêter la défense en déclarant qu?il est éclairé, et cela se pratique tous les jours devant les tribunaux, mais il ne le peut qu?après avoir entendu la défense. C?est au défenseur à n?être pas prolixe. Si l?on érigeait en système le droit de fermer la bouche au défenseur avant même qu?il eût posé des conclusions, il y aurait arbitraire, et l?on sait ce que vaut l?arbitraire, quelle est sa durée.

Enfin M. D...... nous soumet neuf questions à résoudre.

1° Pourquoi le conseil des prud?hommes est-il composé de 25 membres, tandis que le juge de paix juge seul ? 2° Pourquoi les juges de paix de commerce siégent-ils en robe et la toque sur la tête, tandis que les prud?hommes siégent sans costume distinctif ? ne serait-ce pas parce qu?ils sont arbitres ? 3° Pourquoi les parties comparaissent-elles en personne devant les prud?hommes et peuvent-elles s?en dispenser devant le tribunal de commerce ? 4° Pourquoi devant les tribunaux civils ne peut-on se faire défendre que par le ministère privilégié de quelques hommes affublés de la robe et agréés par ces tribunaux ? n?est-ce pas là une exception ? 5° Si on admet exclusivement la liberté de la défense sans en régler l?usage, ne doit-on pas craindre que dans peu de temps aucun justiciable du conseil ne se croie mal jugé s?il n?a été défendu, n?importe par qui ? 6° Ne doit-on pas craindre qu?il ne se forme une compagnie de défenseurs ad hoc qui se diront les camarades de tout le monde ? 7° Si un ouvrier se fait défendre par un camarade, un fabricant ne pourra-t-il pas se faire défendre par un avocat ? 8° Si les causes sont minimes, tel individu préférera dépenser 100 fr. et davantage que de se voir condamner à payer 5 fr. Enfin croyez-vous qu?une audience générale par semaine sera suffisante ?

[3.1]Nous avons réuni toutes ces questions, et nous allons y répondre succinctement. Si le conseil des prud?hommes est plus nombreux, c?est qu?il n?est pas formé, comme les justices de paix, par arrondissement, mais pour toute la ville, et qu?ayant à représenter diverses professions, à surveiller les ateliers, à constater des contraventions, à concilier les parties renvoyées devant ses membres, il était nécessaire qu?un grand nombre de juges pussent concourir à ces diverses fonctions. Si les autres juges ont un costume public, les prud?hommes ont une médaille distinctive, et ils ont tort de ne pas la porter en séance, puisque c?est l?insigne de leur fonction : ainsi tombe la base sur laquelle M. D.... s?appuye de ne considérer les prud?hommes, que comme arbitres ; ce sont de véritables juges. Un jour viendra, et nous l?espérons, où tous les juges seront élus par leurs concitoyens, et n?auront que quelques insignes, pour se distinguer d?eux dans l?exercice de leurs fonctions temporaires.

Sur la troisième question, au lieu de nous étonner de la disposition du décret du 11 juin 1809 qui assujétit les parties à comparaître en personne devant le conseil, à la différence des autres tribunaux qui n?exigent pas habituellement cette présence, quoiqu?ils en aient le droit, nous désirerions que cette prescription s?étendît à tous les tribunaux ; ce serait une grande amélioration dans l?ordre judiciaire ; mais il est vrai qu?elle amènerait la suppression du monopole des avoués. A la quatrième question de M. D.... nous répondrons que c?est un abus ; mais qu?il ne faut pas s?en prévaloir pour en maintenir un autre. Notre avis serait de les supprimer tous les deux. La question cinquième posée par M. D..... est captieuse et sent l?amour du privilége. Le conseil voudrait-il par hasard, s?il était obligé, comme il le sera, d?admettre des défenseurs, voudrait-il circonscrire leurs choix ? Il s?abuserait étrangement ; nous résisterions contre ce nouvel abus avec autant d?énergie que nous en mettons à combattre celui qui existe en ce moment, Nous groupons les quatre dernières questions, et voici notre réponse : si par hasard il se formait une compagnie ad hoc de défenseurs qui seraient les camarades de tout le monde, qu?importe à M. D..... puisque rien ne forcera les justiciables du conseil à y avoir recours. Pourvu que les ouvriers soient défendus, dirai-je à mon tour, il n?importe par qui, libre au fabricant de se faire défendre par un avocat. Il y a, nous l?avons dit, dans la classe ouvrière, des hommes qui, dans la discussion de leurs droits, ne craignent pas même un avocat, parce qu?enfin, il ne faut pas l?oublier, il ne s?agit pas de questions de droit bien graves à résoudre devant le conseil. Quant à ceux qui voudront manger 100 fr. pour s?éviter de payer cent sols, nous ne savons guères comment ils y parviendront avec la forme de procéder prescrite devant le conseil, et qu?il ne s?agit aucunement de changer ; le problème nous paraît difficile. Il nous reste à rassurer M. D..... dans le cas où il rentrerait au conseil des prud?hommes ; oui, une audience générale par semaine suffira, et si, contre toute attente, nous nous trompions, nous prendrons la liberté de parodier les paroles mémorables du sage Mably2.

Les tribunaux sont faits pour les justiciables, et non les justiciables pour les tribunauxi (1). M. D..... nous annonce en terminant que, quelle que soit notre réponse, cette lettre sera la dernière : nous croyons qu?il a parfaitement raison en cela.

Notes de base de page numériques:

1 L?auteur de ce texte est Marius Chastaing d?après la Table de L?Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).
2 Il s?agit de l?abbé Gabriel-Bonnot de Mably (1709-1785), philosophe français, auteur notamment en 1776 de De la législation ou Principe des lois.

Notes de fin littérales:

i Mably a dit : Les rois sont faits pour les peuples, et non les peuples pour les rois.

 

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