L'Echo de la Fabrique : 20 novembre 1831 - Numéro 4

LYON. REVUE DES JOURNAUX1.

Nous n'avions pu, jusqu'à ce jour, donner un aperçu du compte que les divers journaux de Lyon et de Paris ont rendu des événemens dont nos lecteurs ont été les témoins. Peu de feuilles ont dit vrai. Les unes ont été induites en erreur par des correspondans officieux, hommes de la peur, qui voient toujours les masses prêtes à tout saccager, et la société prête à se dissoudre. Les autres ont été trompées par des intéressés qui, profitant de ce que quelques écrivains recommandables ne pouvaient juger les faits avec connaissance de cause, ont écrit sous leur influence et montré les événemens sous un point de vue faux. De là, il en est résulté les alarmes de la capitale pour la seconde ville du royaume ; de là, l'erreur où sont tombés presque tous les journaux.

Nous allons, dans une analyse rapide, prouver jusqu'à [1.2]quel point la peur ou la mauvaise foi peuvent grossir les objets et dénaturer les faits.

Le Journal du Commerce2 de Lyon parla le premier des rassemblemens d'ouvriers ; mal informé, son article n'était pas en leur faveur ; mais, le lendemain, il rendit justice à qui de droit, et depuis il n'a point dévié un seul jour de cette route.

Le Précurseur prit une autre marche ; son premier article s'apitoyait sur les misères de la classe industrielle ; il en appelait aux négocians pour faire cesser cet état de choses ; mais changeant tout-à-coup de langage, il déversa le blâme sur ceux dont il avait pris un moment la défense, et, dans une série d'articles, dont l'épigraphe aurait pu être : Point de tarif, il rabâcha sur la concurrence étrangère, voulut tout prouver et ne prouva rien. Il montra le commerce comme anéanti par un tarif. Dans ses pensées sombres, il voyait se renouveler les scènes des barricades ; cela n'arriva point, et ses pourvoyeurs d'articles en furent pour leurs frais de logique. L'autorité ne fit aucun cas de ses déclamations futiles, il se tourna donc contre l'autorité. Dès-lors, il n'épargna point le mensonge et les insinuations malveillantes ; il alla jusqu'aux menaces contre l'autorité et le conseil des prud'hommes. Son gérant, homme estimable, était à son lit de mort et ne pouvait rien contre les mauvaises intentions. Cette feuille, ainsi livrée au caprice des intéressés, accepta toutes les rêveries de la peur et de la méchanceté, et ses colonnes furent ouvertes à toutes les sottises des amis obligeans.

Nous nous attendions à être attaqués à notre tour, cela ne manqua point ; le Précurseur nous accusa de [2.1]mensonge et de provoquer à la haine contre les négocians. La commission des maîtres-ouvriers le releva de cette allégation fausse, et il convint lui-même qu'une révision du tarif avait été arrêtée. La seconde accusation, nous la méprisâmes ; jeunes et appartenant à la France nouvelle, nous saurions briser notre plume, plutôt que de la souiller par la calomnie ou des insinuations perfides ; toujours les mêmes, suivant avec une religieuse fidélité la carrière ouverte devant nous, nous aurons la douce consolation, à défaut de l'approbation du riche, que l'artisan dira : Que nous n'avons pas fait un trafic de nos consciences.

Cette feuille, qui jouit d'une réputation qui nous paraît assez fragile, dut influencer beaucoup sur les journaux de Paris ; aussi, les voyons-nous tous en alarmes, tandis que nous étions dans la sécurité la plus parfaite.

Le Journal des Débats, copiant le Précurseur du 5 novembre, montre les ouvriers comme n'étant point satisfaits d'un tarif, et voulant autre chose ; il répète les mots d?auteurs de désordre, d?audace chez les instigateurs, de menaces proférées, de punition exemplaire pour les mauvais sujets, etc. Voilà, sans doute, des choses bien surprenantes pour nous, qui avons été spectateurs de ce qu'on appelle menaces et désordres ; il faut donc que nous soyons doués d'un stoïcisme à toute épreuve, pour n'avoir pas été ébranlés. Mais nous croyons que les pourvoyeurs d'articles pensent comme nous, que les prétendues émeutes provoquées par eux, et ces drames joués dans les rues par eux encore, tels que celui de la soirée du vendredi 4 novembre, sont de mauvaises farces dignes de la plume de Scarron.

Le Journal la Révolution3 parle dans un autre sens. Mieux informé, il donne quelques détails de la journée du 25 ; et, ne montrant point les ouvriers tisseurs comme des artisans de discorde, il fait l'éloge de leur modération et du calme qu'ils ont montré : dans cette journée, y est-il dit, des cris de joie sont partis de la foule qui s'est retirée en bon ordre, drapeau déployé et en se félicitant d'un succès qui garantit, du moins, des moyens d'existence à notre admirable population industrielle.

Le Courrier-Français4 parle encore d'après le Précurseur ; mais, mieux instruit par un correspondant sincère, il dit que rien n'a moins l'air d'une émeute que les rassemblemens des ouvriers tisseurs de Lyon. En effet, quel est le Lyonnais de bonne foi qui voudrait donner le nom d'émeute à ces rassemblemens, où des ouvriers paisibles discutaient sur des intérêts industriels ? Les émeutes, s'il en existait, étaient sur les portes de certains cafés ; c'est là qu'on parlait d'employer des mesures violentes ; c'est là qu'on parlait d'employer la force contre des hommes paisibles et désarmés.

Le Temps5, dans un article que le Précurseur a mutilé, met en parallèle les ouvriers des mines avec ceux de la fabrique d'étoffes de soie : au moins, dit-il, si les premiers font un travail préjudiciable à leur santé, ils gagnent de quoi élever leurs familles ; tandis que les ouvriers tisseurs de Lyon, en travaillant jour et nuit, sont accablés par la misère.

Le Constitutionnel6 ne fait que transcrire les articles du Précurseur , et nous avons assez dit combien cette feuille était peu digne de foi. Nous nous résumons : on a parlé de la mise en armes de la presque totalité de la garde nationale, et nous n'avons vu que quelques faibles piquets qui laissaient circuler une population inoffensive. On a parlé d'émeutes, et nous n'avons vu que des citoyens paisibles demandant le prix d'un travail dont la rapacité le savait trop long-temps frustrés. Mais nous savons que quelques négocians se sont portés à des insultes et à des [2.2]menaces, que, tel dont le sang bouillonnait dans ses veines, leur en aurait demandé raison d'homme à homme ou, si l?on aime mieux, de puissance à puissance, s'il n'eût craint d'attirer sur lui l'épithète d'agitateur.

Nous savons, aussi, que les vexations de toute espèce, l?ironie et le mépris, ont accueilli les maîtres-ouvriers qui vont demander de l'ouvrage, pour les porter à des scènes de désordre, afin de les accabler davantage ; cela n'a point réussi : les ouvriers ont montré et montrent encore une patience qui tient, peut-être, de l'héroïsme, et la patrie leur sait gré de tant de sacrifices.

Notes de base de page numériques:

1 Antoine Vidal est l?auteur de ce texte d?après la Table de L?Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).
2 Le Journal du commerce fut publié à Lyon à partir de 1823. Il était avec Le Précurseur l?un des deux organes de l?opposition libérale sous la Restauration. Aux lendemains de la Révolution de Juillet il se situera légèrement à gauche du Précurseur. Dirigé par Antoine-Louis-Christophe Galois il n?aura cependant ni l?influence ni la diffusion du Précurseur. Références : C. Bellanger, J. Godechot, P. Guiral, F. Terrou (dir.), Histoire générale de la presse française, ouv. cit. , volume II, partie 4 ; J. D. Popkin, Press, Revolution and Social Identity in France (1830-1835), ouv. cit., p. 29-30 et p. 81-82.
3 La révolution de 1830 est l?un des nombreux petits journaux militants, républicains ou libéraux, publiés à Paris aux lendemains des Trois Glorieuses. Cet organe libéral dirigé initialement par James Fazy et Anthony Touret fut condamné à deux reprises, en 1831 et 1832, par la cour d?assise de la Seine.
Référence : C. Bellanger, J. Godechot, P. Guiral, F. Terrou (dir.), Histoire générale de la presse française, ouv. cit. , p. 94 et p. 102-103
4 Journal créé par Guizot et les doctrinaires en février 1820 au moment de l?abolition de la censure. Le Courrier français était l?un des principaux organes libéraux et anti-cléricaux dans les années 1820 et au début de la Monarchie de Juillet. Référence : C. Bellanger, J. Godechot, P. Guiral, F. Terrou (dir.), Histoire générale de la presse française, ouv. cit., en particulier tome 2, 2e partie.
5 Créé en octobre 1829 pas Jacques Coste et Jean-Jacques Baude. Le Temps était un journal libéral très hostile au gouvernement Polignac de Charles X. Il sera représentatif du centre-gauche sous la Monarchie de Juillet. Référence : C. Bellanger, J. Godechot, P. Guiral, F. Terrou (dir.), Histoire générale de la presse française, ouv. cit. , en particulier tome II, 2e partie.
6 Quotidien fondé par Joseph Fouché pendant les Cent Jours, le 1er mai 1815. Le Constitutionnel sera le principal organe de l'opposition sous la Restauration, centre de ralliement des libéraux, des bonapartistes et autres anticléricaux. Au début de la Monarchie de Juillet il est, avec Le Temps, Le National, Le Courrier Français l?un des principaux journaux de tendance libérale. Référence : C. Bellanger, J. Godechot, P. Guiral, F. Terrou (dir.), Histoire générale de la presse française, ouv. cit. , en particulier, tome 2, 2e partie.

 

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