L'Echo de la Fabrique : 26 août 1832 - Numéro 44

dialogue dans une cage.1

Un ouvrier à la grille. Monsieur, je vous apporte votre pièce.

Le fabricant. Ah ! vous voilà, il est bien temps, ma foi, je vous avais dit qu’il fallait que cette pièce fût rendue ce matin à huit heures, et il est midi ; vous serez l’auteur que je ne pourrai pas l’expédier aujourd’hui et qu’elle me restera pour mon compte ; voyez comme c’est amusant.

L’ouvr. Monsieur, je vous demande bien excuse, mais nous n’avons pas pu faire autrement ; voilà douze jours aujourd’hui que moi et ma femme nous n’avons pas quitté le métier ni jour ni nuit, tant seulement pour manger ; mais voyez-vous, la pièce était si mauvaise, et puis, c’est si réduit et c’est tramé si fin, que ça n’avance rien du tout, et puis, il faut que je vous dise tout : ma femme qui a pris cette nuit le métier à minuit, s’est trouvée si fatiguée à cause qu’elle est enceinte, qu’elle s’est abouchée sur son battant, pour faire un petit quart d’heure ; mais elle y a resté plus long-temps qu’elle ne voulait et c’est ce qui nous a retardés.

Le fabr. Tout cela est bel est bon, mais il n’en est pas moins vrai que ma commission est manquée et que c’est vous qui en êtes cause.

L’ouvr. Oh ! la commission n’est pas manquée pour ça.

Le fabr. Vous croyez cela ; vous vous imaginez, sans doute, en savoir plus que moi là-dessus ; eh bien ! moi, je vous dis que cette pièce complétait mon assortiment, et que si elle manque, le commissionnaire refuse la commission et je perds la vente de cinquante pièces par votre négligence ; c’est clair, je crois, cela.

L’ouvr. Cependant, monsieur, si vous ne pouvez pas l’expédier aujourd’hui, il sera peut-être encore temps demain.

Le fabr. C’est vrai ; vous vous mettez dans l’idée que le navire attendra que votre femme soit réveillée pour partir, n’est-ce pas ?

L’ouvr. Au bout du compte, les ouvriers ne sont pas des chiens ; nous n’avons pas pu finir plus tôt, et c’est pas la peine de tant crier pour deux heures.

Le fabr. (visitant la pièce.) Bon, voilà une tache ; vous avez donc mangé votre ratatouille sur le métier ?

L’ouvr. (vivement.) Oh ! pour ce qui est de ça, c’est pas vrai : car nous étions si pressés, que ma femme n’avait pas seulement le temps de faire la soupe, tellement que nous n’avons mangé que du pain tout le long de la pièce.

Le fabr. Voilà un fil qui traîne au cordon ; voilà une trame tirante ; voilà un bouchon qui n’est pas arraché : c’est horriblement fabriqué. Je ne puis pas recevoir de l’étoffe pareille. (Au commis) : M. Léon, marquez 10 centimes de rabais par aune.

L’ouvr. (Se récriant). Oh ! mais, monsieur, ayez donc conscience : après nous avoir fait passer toutes les [3.1]nuits, avec une si mauvaise pièce, nous faire un rabais comme ça ; c’est pas juste, encore que c’est si mal payé.

Le fabr. Juste ou non, c’est comme cela ; et quand je vous paye en bon argent, c’est pour que vous me fassiez de la bonne étoile ; et quant à ce que vous dites que c’est mal payé si le prix ne vous convenait pas, il fal­lait refuser la pièce : je ne vous ai pas forcé à la prendre, je pense.

L’ouvr. Non : mais vous savez bien que j’avais resté trois mois sans ouvrage ; qu’il n’y a pas long-temps que je suis établi, et que je ne suis pas dans mes avances ; par ainsi, je ne pouvais pas refuser, parce qu’il faut que ma pauvre femme, qui est enceinte, mange, et moi aussi.

Le fabr. Tout cela ne me regarde pas ; je ne me suis pas mis dans le commerce, pour vous mettre dans vos avances, mais je m’y suis mis pour gagner de l’argent ; ainsi tout ce que vous dites là ne sert à rien.

L’ouvr. (timidement). Me donnerez-vous une pièce ?

Le fabr. Vous donner une pièce ! Mais vous n’y pensez pas ; après m’avoir fait manquer une commission, vous osez me demander une pièce : non, mon cher ; quand on veut être traité avec égards, il faut savoir se gêner ; nous ne donnons nos pièces qu’à ceux qui savent apprécier les bontés que nous avons pour eux : voilà votre compte.

L’ouvr. (bas en sortant) : Ah ! chien de marchand ! si le bon temps revient, je te reverrai bien.

Le fabr. à ses commis. Messieurs, vous êtes appelés à être chefs de commerce un jour ; ainsi je ne saurais trop vous recommander la sévérité envers les ouvriers : ce n’est qu’en les tenant ferme, qu’on vient à bout de ces gens-là. Cet homme, qui sort, est honnête, intelligent, et laborieux, mais raisonneur et insolent ; dès lors, il est urgent de s’en débarrasser au plus tôt ; les hommes de cette espèce sont d’un trop mauvais exemple pour les autres. Je vous recommande spécialement aussi, dans l’intérêt des ouvriers eux-mêmes, de veiller attentivement ; aux occasions d’appliquer des rabais, c’est l’unique moyen de les rendre soigneux et de les forcer à une belle fabrication : notre industrie ne pourra qu’y gagner.

Un commis à part. Et le patron n’y perdra pas (historique.)

Note du Rédacteur. – Nous garantissons l’authenticité de ce dialogue, attendu qu’un de nos rédacteurs était présent. On sait que la gent journaliste est curieuse et se fourre par tout. Ce brave ouvrier a eu tort, selon nous, de consentir au rabais exigé ; il a oublié qu’il y a un conseil des prud’hommes pour rendre justice a qui de droit. Comment peut-on exiger qu’un ouvrier passe douze jours et douze nuits, sans cesser de travailler, pour rendre ses pièces, à jour et heure fixes. Le négociant doit-il prendre une commission à livrer dans un si court délai ? et cela était-il bien vrai ? il y a là un grave abus, auquel il faut remédier. Si l’on prend notre dialogue pour une plaisanterie, à la bonne heure ; mais qu’on ne nous force pas de faire un article ; nous cesserions d’être plaisans.

Notes de base de page numériques:

1 L’auteur de ce texte est Bouvery d’après la Table de L’Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).

 

Contrat Creative Commons

LODEL : Logiciel d'édition électronique