L'Echo de la Fabrique : 7 octobre 1832 - Numéro 50

 DU CONSEIL DES PRUD?HOMMES. 1

Deuxième article (v. n° 49),

Nous devons ici rechercher les causes qui peuvent empêcher les prud?hommes chefs d?ateliers de remplir le mandat qu?ils ont reçu de leurs collègues ; car, ainsi que nous l?avons dit dans notre premier article, nous n?accusons ni leurs intentions, ni leur capacité.

La première de ces causes qui se présente à notre esprit, c?est le défaut d?homogénité du conseil. Pour établir cette proposition, nous avons besoin de nous reporter en arrière.

Avant la révolution, la fabrique d?étoffes de soie et celles qui lui sont analogues, avaient des maîtres-gardes chargés de protéger et faire valoir leurs droits. Nous n?avons pas à nous occuper de la manière dont ces fonctionnaires remplissaient le devoir de leurs charges ; ces temps ne furent pas exempts de troubles et d?intrigues. Nous en avons donné la preuve dans un article intitulé : les Marchands et les Ouvriers en 1759, inséré dans le numéro 40 de l?Echo.

La révolution renversa les maîtrises et les jurandes, les corporations, les communautés, les syndics, les maîtres-gardes, et institutions analogues ; elle déblaya [1.2]le terrain sur lequel le temple majestueux de la liberté devait s?éleveri2. Sous l?empire des lois nées de la révolution, les juges de paix, sublime création de l?assemblée constituanteii furent appelés à juger les contestations qui s?élevaient entre les marchands-fabricans et les ouvriers, ainsi et de la même manière qu?ils jugeaient les différens des autres citoyens ; avant que de rendre leurs jugemens, ils étaient obligés de consulter des experts choisis par les parties, comme cela a lieu pour les autres professions. La fabrique d?étoffes de soie était donc régie par le droit commun ; les ouvriers étaient loin de s?en plaindre.

En 1806 cet ordre de choses changea.

L?heureux conspirateur de brumaire, oubliant son origine plébéienne, voulait raviver l?aristocratie agonisante, et au lieu de marcher avec le siècle, il crut pouvoir l?enrayer en faisant un pas rétrograde vers le passé. Il imagina de redonner la vie à une institution oubliée, et les prud?hommes succédèrent aux maîtres-gardes. Pourquoi, dans quel but, il est facile de le comprendre. Le décret de 1806 est entaché de l?esprit aristocratique qui domine cette époque de gloire et d?asservissement.

Ainsi pour représenter quelques centaines de fabricans, cinq négocians sont nommés ; et pour représenter plusieurs milliers d?ouvriers, quatre chefs d?ateliers seulement. Cette disposition abusive est maintenue par le décret du 11 juin 1809. Nous ne faisons pas l?histoire de la fabrique lyonnaise. Hâtons-nous d?arriver à notre époque.

Les événemens de novembre 1831, en prouvant d?une manière authentique la misère de la classe ouvrière, sa volonté d?en sortir pour l?avenir, et sa force pour y réussir, engagèrent le pouvoir à des concessions tardives. On avait brisé violemment, et contre la foi des promesses, le tarif qu?on avait eu l?impudeur de dire qu?il fallait laisser tomber en désuétude, on fut obligé de promettre une mercuriale, et de suite l?on accorda à la classe des ouvriers en soie, une représentation plus vraie et plus large de ses intérêts. On n?accorda pas tout ce qu?on aurait dû, mais enfin, [2.1]on fit un pas dans la carrière de l?amélioration, on oublia, peut-être à dessein, d?annuler la disposition bizarre des décrets qui donnaient à la classe la moins nombreuse un représentant de plus. Mais quoique dans ces événemens, les ouvriers de toutes les professions se fussent joints aux ouvriers en soie, et eussent fait cause commune, comme ils n?avaient pas formulé leurs plaintes d?une manière aussi précise, on ne s?occupa pas d?eux, et l?on n?appela pas les autres classes d?ouvriers à élire des prud?hommes concurrement avec les ouvriers en soie. Cependant cela eût été juste à notre avis. Les mécaniciens, les horlogers, les ébénistes, les bourreliers, les fabricans de plâtre, etc., devaient être convoqués pour nommer quelques-uns des membres d?un conseil dont ils sont justiciables. Bien plus, les professions de la chapellerie, de la bonneterie, de la passementerie, qui sont seules représentées, n?ont pas joui du bénéfice de ce nouveau mode d?élection.

Nous avons donc raison de dire que le conseil n?est pas homogène ; c?est-à-dire, un. Les prud?hommes qui le composent, autres que les dix-sept de la fabrique, ont besoin d?être retrempés dans le baptême d?une élection populaire.

Ce sont eux qui, par leur vote, donnent aux prud?hommes négocians une majorité qui arrête tout l?effet, tout l?espoir de changement que la classe ouvrière attendait du nouveau conseil. Nous devons aller plus loin, et dire que ce vote n?est jamais donné en connaissance de cause. Car enfin, que peut connaître un prud?homme chapelier à la question des tirelles, du laçage des cartons, des déchets ou autre de ce genre ? par pudeur il devrait s?abstenir de prendre part à la solution de ces sortes de questions.

Les tribunaux ne jugent que des questions de droit, ils renvoient devant experts tout ce qui tient à l?appréciation des points de fait. Le conseil des prud?hommes, lui, ne peut pas suivre ce mode de procéder ; le prud?homme est à la fois expert et juge.

Il y a par conséquent abus dans la présence continuelle des prud?hommes étrangers à la fabrique. Ils doivent donner leur avis dans les questions générales et dont la solution résulte de l?examen des textes divers de la loi ; ils doivent attendre sur leurs siéges qu?une cause à eux compétente se présenteiii, mais ils doivent s?abstenir de juger ce que, soit dit sans leur déplaire, ils ne peuvent comprendre.

Un exemple va rendre sensible ce que nous avançons, supposons appel d?un jugement du conseil. Le tribunal de commerce, s?il a besoin de s?éclairer des lumières d?une expertise, ira-t-il nommer un chapelier pour régler les déchets qu?il faut allouer dans la fabrique d?une étoffe de soie ? pourquoi le conseil le fait-il ? C?est une anomalie ridicule.

Tous les abus s?enchaînent, nous sommes loin d?en avoir parcouru le cercle, on dirait qu?il s?élargit à mesure qu?on avance.

Les prud?hommes ont des suppléans, il nous a été rapporté que ces suppléans avaient voté en présence même de ceux qu?ils sont appelés à suppléer. Le calcul en a été fait, l?observation précisée, nous avons peine à le croire ; car le mot de suppléant indique l?époque de la fonction, c?est l?absence du titulaire. Si ce titulaire [2.2]est présent, le suppléant non-seulement ne doit pas voter, mais il doit se retirer ; tout au plus, peut-on lui accorder l?honneur de la séance.

Enfin, il n?est pas jusqu?à la disposition des places des prud?hommes qui ne mérite d?être critiquée. D?où vient cet amalgame de prud?hommes fabricans et prud?hommes chefs d?ateliers. Est-ce pour se contrôler ou pour opérer une fusion, et dans quel sens. Les hommes unis, pouvant se consulter facilement, ont plus d?ensemble, plus de poids, plus de courage même. Voit-on dans les assemblées législatives, les députés de l?opposition se confondre avec ceux qui défendent le ministère ?

Ainsi, en résumé, voici les abus auxquels il est urgent de remédier :

1° Défaut d?élection des prud?hommes actuels étrangers à la fabrique, on peut soutenir qu?ils ne représentent pas suffisamment la classe ouvrière qu?ils sont appelés à juger ;
2° Défaut de concours de tous les justiciables du conseil, autres que les ouvriers en soie à la nomination des prud?hommes qui leur sont attribués ;
3° Injustice d?un nombre supérieur de prud?hommes fabricans à celui des prud?hommes chefs d?atelier ;
4° Vote inconvenant des prud?hommes étrangers à la fabrique dans les questions spéciales qui la regardent, et pour lesquels les prud?hommes cumulent la fonction d?experts avec celle de juges ;
5° Adjonction et vote illégal des suppléans ;
6° Défaut d?harmonie résultant de la dissémination des prud?hommes.

Nous pensons qu?il y aurait lieu à réformer de suite ces abus. Mais lors même qu?il n?existeraint pas, les prud?hommes chefs d?ateliers sont ils tout à fait exempts de blâme. Non, notre parole est amie mais franche. Ils ont oublié leur origine3, ils n?ont pas eu foi en eux, et n?ont vu que leur petit nombre. Ils ont cru pouvoir lutter avec avantage, ou même se sont-ils dégoûtés de lutter contre une majorité compacte, imbue de préjugés, soumise à l?influence de doctrines totalement divergentes ; là a été leur erreur ; une faute grave a été commise par eux, ils en subissent les conséquences : ils auraient dû appeler l?investigation de la presse sur toutes les questions ardues, il auraient dû rendre compte à leurs collègues des difficultés qui se présentaient sous leurs pas, ils ne l?ont pas fait, et dès-lors ils n?ont pu franchir ces difficultés. Ils passeront sous les fourches caudines du négociantisme, la publicité seule est la sauve-garde des droits méconnus. Si les prud?hommes l?ont oublié, nous sommes chargés (car ce n?est pas en notre nom que nous élevons une clameur qu?on ne regarderait pas comme acerbe ni insolite, si on connaissait les pivots sur lesquels sa base s?appuye), nous sommes chargés de leur le rappeler. Là, il est vrai, se borne notre mission, là s?arrête notre pouvoir.

Il en est temps encore, les liens d?affection et de confiance qui existent entre les prud?hommes chefs d?atelier et leurs commettans ne sont pas tous rompus. On leur tient compte de leur position. Mais un magistrat doit faire abnégation de tous ses intérêts ; et ici c?est le cas de dire, on ne pense pas que la position des prud?hommes soit assez indépendante : comme chefs d?atelier, ils peuvent craindre pour leurs intérêts privés ; comme magistrats, leur institution aurait besoin peut-être de la sanction législative ; comme fonctionnaires salariés, leur traitement ne devrait pas être à la merci de l?autorité municipale ; il devrait être fondé et garanti par une loi.

Que si ce sont-là les motifs qui diminuent leur indépendance, que ne s?adressent-ils à leurs commettans ?

[3.1]Quatre-vingt mille individus qui vivent de la fabrique, sauront bien soustraire, par une souscription honorable, leurs représentans aux exigences du pouvoir.

Nous ne pensons pas avoir blessé les personnes, c?était bien loin de notre idée ; nous estimons, nous honorons les prud?hommes actuels ; et c?est parce que nous les estimons, parce que nous les honorons que nous les avons jugés dignes d?entendre la vérité. Nous leur l?avons dite, nous attendons une réponse explicite ; des milliers de lecteurs l?attendent.

Notes de base de page numériques:

1 L?auteur de ce texte est Marius Chastaing d?après la Table de L?Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).
2 Citation tirée de Claude-Adrien Helvétius (1715-1771), De l?homme, de ses facultés intellectuelles et de son éducation, publié en 1772.
3 L?interpellation par Chastaing des prud?hommes canuts participe d?un débat beaucoup plus vaste qui se met en place, va se poursuivre et s?approfondir. La presse ouvrière lyonnaise de ses années 1831-1835 oscillera entre deux grandes tendances  : l?une, appuyée principalement sur le Mutuellisme, sera plutôt centrée sur le métier de la Fabrique et sur les intérêts des chefs d?ateliers, l?autre plus attentive à la constitution d?une solidarité « horizontale » unissant tous les travailleurs de tous les corps de métiers. Cette dernière tendance qualifie la nouvelle équipe Chastaing-Berger et lui fera rapidement adopter un ton beaucoup plus politique. Cette orientation explique en grande partie le remplacement de Chastaing un an plus tard à la tête de L?Echo de la fabrique par un chef d?atelier mutuelliste, Bernard. Elle explique aussi la volonté de Chastaing, immédiatement après de créer un organe concurrent, L?Echo des travailleurs.

Notes de fin littérales:

i Veut-on élever un magnifique monument ? Il faut, avant d?en jeter les fondemens, faire choix de la place, abattre les masures qui la couvrent, en enlever les décombres, etc. HelvétiusHelvétius.
ii Cette institution ne pourrait remplir son but qu?autant que l?élection la vivifierait et l?arracherait à la faveur et à l?intrigue des ministères.
iii Cette institution ne pourrait remplir son but qu?autant que l?élection la vivifierait et l?arracherait à la faveur et à l?intrigue des ministères.

 

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