L'Echo de la Fabrique : 27 novembre 1831 - Numéro 5

Après ces jours de fureur, de désespoir et de deuil, qui de vous ne croit sortir d'un rêve pénible, avoir eu l'ame oppressée sous un long cauchemar ?

Oh ! c'est que c'était horrible à voir ! la misère avec ses bras sanglans, ses yeux ardens de vengeance, aux prises avec la richesse frémissante de colère ou tremblante de peur ! Du sang, des blessés, des cadavres jonchant la terre, la trahison embusquée sous le nom de légitime défense, des concitoyens (horreur !) égorgeant leurs concitoyens, ça et là des femmes forcenées, à l'œil hagard, à la voix rauque, achevant des blessés qui leur criaient merci… la guerre civile, enfin, la plus terrible, la plus hideuse, déchaînée sur nous avec toutes ses horreurs !… Oh ! le cœur me saigne, mon ame se noie dans la douleur, tirons un voile épais sur ces jours de vertige !

Maintenant l'ordre est rétabli, Lyon est tranquille, mais d'une tranquillité sourde, mais d'une tranquillité d'effroi qui contemple des cadavres ! le sang des victimes fume encore dans les deux camps, réunis en un seul bûcher. Eh bien ! ces victoires cruelles qui font tressaillir de douleur et de regrets ceux-là même qui les ont remportées, quelle en fut la cause ?

[6.2]On entend déjà proclamer je ne sais quel parti d'un pouvoir déchu, je ne sais quels partisans d'un système que redoute le ministère. Erreur... le moteur de ce duel affreux a été la misère, et le provocateur l’égoïsme.

Toutes les classes heureuses de la société voyaient avec inquiétude les approches de l'hiver, de cette saison si étrangement rude pour le pauvre peuple qui se transit de froid au coin de la borne, qui sent ses membres se roidir, grelottant à la bise, tandis que le riche se chauffe, boit, danse, court de fête en fête, étourdi qu'il est de bonheur et de plaisir, et qui croit avoir assez fait pour le pauvre, en lui jetant dédaigneusement l'obole de l'aumône.

Ceux dont les sympathies se dessinaient aux classes populaires, étaient plongés dans l'anxiété de l'avenir.

Tout-à-coup excitées par leur commun malheur, les masses se réunirent, demandèrent au riche, dont leurs sueurs entretenaient les plaisirs, du pain pour vivre, et crurent avoir trouvé moyen de l'obtenir ; ce ne fut qu'une longue et amère déception. Ceux-là même, dont l'égoïsme avait causé la misère publique, prirent à tâche de retourner ce poignard dans la plaie qu'ils avaient creusée ; ils virent le peuple s'abîmant dans une fausse mesure et se prenant à rire d'un infernal rire, ils lui dirent : Tu mourras !

Que vous dirai-je ?

Ce peuple, la misère le prit au cœur, le désespoir lui serra la gorge, une pensée affreuse, cruelle, rouge de sang lui troubla le cerveau, et ivre de malheur, de souffrance, devancé par des scélérats qui voulaient profiter de son délire, il se rua en furieux contre la main barbare qui s'ouvrait pleine d'ironie pour le condamner à mort. Le choc fut horrible, un ruisseau de sang innocent coula inutilement, et la victoire ne remédia pas au mal.

Honte donc, honte à ces infâmes égoïstes dont la cupidité seule a causé tous ces malheurs ! Anathème à leur nom, et que l'on sache bien que dans la seconde ville de France, la misère était devenue si grande, et la rapacité si intolérable, qu'un millier d'innocens tomba victime de l'avarice de quelques-uns, sans que leur sang pût sceller une paix durable. Ces journées de deuil qui ont plongé dans l'affliction tant de familles, sont un coup fatal porté à notre industrie ; chancelante déjà, il lui faut aujourd'hui pour la relever un prodige ; à qui la faute ? aux misérables dont l'opinion publique fait sévère justice, qui se sont ri des douleurs de leurs frères et ont payé la misère par d'amers sarcasmes ou de criantes injustices.

On doit avoir compris aujourd'hui que le temps des déceptions était passé. Qu'on agisse donc franchement une fois au moins avec la classe ouvrière, qu'on ne lui promette que ce qu’on peut tenir, mais qu’une fois promis on le tienne, et la tranquillité fera place à l’agitation, l’ordre au désordre, et peut-être des jours plus propices pourront-ils encore luire sur notre ville infortunée !

Un fabricant.1

Notes de base de page numériques:

1 L’auteur de ce texte est Léon Favre d’après la Table de L’Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).

 

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