L'Echo de la Fabrique : 7 octobre 1832 - Numéro 50

 

DE L’ÉGALITÉ DEVANT LA LOI.

Selon nous, l’égalité devant la loi, consignée dans la charte retournée de 1830, est encore un de ces mensonges que la tradition apporte, qu’un petit nombre de crédules acceptent, et dont s’indignent les hommes sensés. Non, il n’est pas vrai que les Français soient égaux devant la loi : il n’existe d’autre égalité entre eux que celle du hasard de la naissance.

Pour que les Français fussent égaux devant les lois, il faudrait d’abord qu’on abolît les lois de mise en liberté sous caution ; – Tant que le riche pourra se soustraire à une détention préventive, en déposant dans les coffres du fisc une somme quelconque ; il n’y aura pas égalité entre lui et le malheureux forcé d’attendre dans un cachot le jour de la justice ; – il n’y aura égalité entre eux que devant le hasard qui pouvait vouloir que le riche naquît pauvre, et que le pauvre naquît riche.

De l’égalité devant la loi, il n’y en a point. – Et si l’on suivait cette idée jusque dans sa dernière expression, on serait étonné de voir combien la part du riche est large ; – on serait tenté de s’écrier : malheur à ceux-là qui ont fait la loi dans leur intérêt exclusif, et n’ont songé à une immense population que pour lui infliger et la forcer de porter le châtiment de leurs turpitudes et de leurs crimes.

En effet, que deux individus, l’un riche et l’autre pauvre, soient traduits devant une cour d’assises, il arrivera souvent que le fait, encore mal éclairci, qui les conduit devant les jurés, permettra leur mise en liberté sous caution. Eh bien ! le riche gagnera la frontière et attendra sur un sol étranger qu’il lui soit permis de rentrer dans sa pairie. S’il est condamné, la loi ne pourra pas l’atteindre ; car il préférera abandonner un peu d’or, plutôt que de subir une peine infamante ; tandis que le malheureux, traîné de prison en prison, et jusqu’à l’échafaud peut-être, viendra payer de sa liberté ou de sa vie, le crime de son complice et le sien. Car il faut bien satisfaire la vindicte publique ; il faut bien que justice se fasse. Voila ce qu’on appelle égalité devant la loi.

Dans les causes civiles, dans les procès entre simples citoyens, l’égalité devant la loi n’existe pas davantage. Elle ne sera jamais qu’une insultante ironie, tant qu’il faudra de l’argent pour plaider, tant que les charges d’avoués, de notaires et d’huissiers, tant que les fonctions d’avocats, et jusqu’aux procès-verbaux de garde-champêtre ne seront pas à la charge de l’Etat, sans que les titulaires aient le droit de se faire payer par les parties leurs actes, leurs plaidoieries ou leurs rapports.

Si le tribunal de première instance n’avait jamais réformé le jugement d’un juge-de-paix ; si la Cour royale n’avait jamais réformé celui du tribunal de première instance ; si les juges suprêmes avaient toujours sanctionné l’arrêt d’une Cour royale, alors, et en supposant que tout individu possédât assez d’argent pour plaider devant la justice de paix, il y aurait à peu près égalité, sur ce point, entre les Français. – Malheureusement, il n’en est pas ainsi, et si nous avons tant de juridictions graduelles, c’est qu’elles sont nécessaires, et que souvent il [7.2]a fallu toutes les lumières de la dernière Cour pour découvrir la vérité. – Or donc, comment veut-on qu’un prolétaire, vivant au jour le jour, et qui a besoin de toutes ses heures pour gagner un peu de pain, poursuive un procès devant les hautes juridictions, avance aux hommes d’affaires des frais présumés, et consigne des amendes exorbitantes ? – Il ne le pourra jamais ; et, eût-il le meilleur droit possible, la justice de sa cause s’arrêtera là où ses moyens pécuniaires ne lui permettront plus de suivre son adversaire. Il se désistera d’une demande équitable, il déclarera que c’est à tort qu’il a gagné son procès, ou enfin il sera obligé de subir une transaction honteuse et spoliatrice.

Il est donc évident qu’en matière civile comme en matière criminelle, l’égalité des Français devant la loi n’est qu’une mystification scandaleuse, à moins qu’elle ne soit, et c’est ce que nous aimons à penser, un droit écrit dans le présent, pour devenir un fait dans l’avenir.

Il n’y aura égalité entre les Français devant la loi, que lorsque la mise en liberté sous caution n’existera plus, lorsque l’arrestation n’aura lieu qu’après la condamnation, et enfin, quand les fonctions d’avocats, d’avoués, de notaires, etc., seront rétribuées par l’Etat, et ouvriront ainsi à tous les Français, riches ou pauvres, toutes les arènes de la justice. (Journal du Commerce de Lyon, n° 1373, 28 septembre 1832.)

Note du rédacteur. – Nous nous associons autant qu’il est en nous aux principes émis par l’auteur de cet article ; déjà nous avions réclamé contre le mode actuel de mise en liberté sous-caution des prévenus, lequel ne permet qu’à l’homme riche d’en profiler (voyez l’Echo, n° 45, Cour d’assises du Rhône, Affaire Tocanier.). Quant au dernier paragraphe de l’art. ci-dessus, nous ne partageons pas complètement l’opinion de l’auteur. A notre avis, de tous ceux qu’il nomme, le notaire seul devrait être salarié par l’état, car seul il est fonctionnaire, pourvu toutefois qu’il se renferme strictement dans la passation des actes qui lui sont présentés ; l’huissier devrait également être à la charge du budget de l’état, car il est dans l’ordre civil, ce que le gendarme est dans l’ordre criminel, plus ou moins haut placé dans la hiérarchie des fonctionnaires, peu importe. Mais l’avoué n’est nullement fonctionnaire, nous l’avons dit et prouvé ailleurs ; il n’est qu’un agent d’affaires commerciales ou civiles, un fondé de pouvoir que la loi a eu tort d’imposer à la volonté des parties. En qualité de mandataire il doit être salarié par le client qui l’emploie, comme tout autre agent d’affaire ou courtier. Le ministère de l’avocat est d’un autre ordre de choses, il se rapproche des arts libéraux, il est sur la même ligne que le prêtre, le médecin, l’artiste et le savant. L’avocat n’exerce ni un métier, ni une fonction, il remplit un sacerdoce. Voila l’opinion que nous avons produite dans nos articles sur l’égalité sociale, et nous croyons devoir y persister.

 

Contrat Creative Commons

LODEL : Logiciel d'édition électronique