L'Echo de la Fabrique : 14 octobre 1832 - Numéro 51

Le Courrier de Lyon incorrigible.1

Quid Domini faciant audent cum talia fures.
Virg.

Il y a quelques temps, un des rédacteurs de l’Echo eut l’honnêteté de traiter le Courrier de Lyon seulement de monomane. Ce journal s’en fâcha tout rouge. Il n’y a que la vérité qui offense, suivant un dicton populaire. On lui expliqua en quoi consistait cette monomanie, cette explication le trouva, sans doute, dans un moment lucide, car il confessa la vérité par son silence. Nous le croyions amendé, erreur ! Il saisit l’occasion des rassemblemens du clos Casati qui eurent lieu dans les premiers jours d’août pour déverser de nouveau sur la classe ouvrière une partie du fiel qui l’anime contre elle. Une réponse vigoureuse fit taire l’insolent, et voila deux mois qu’il s’était renfermé dans le mutisme le plus complet. Nous le lisions, parce que notre devoir est de tout lire, et nous n’avions garde de le troubler dans ses élucubrations anti-libérales. Il s’occupait de la haute politique, empruntée à Figaro-Renégat ; il s’occupait aussi à mordre par-ci, par-là, comme fait un chien [1.2]hargneux ; mais tout cela nous était étranger. Quelle mouche l’a donc piqué, pour que, de gaîté de cœur, il vienne se jeter à notre rencontre ? Quoi ! la joue encore brûlante et stygmatisée par cette correction dont un homme d’honneur demande ordinairement vengeance ailleurs qu’au prétoirei ; il rentre dans l’arène où chaque pas qu’il fait lui rappelle une chute.

Las de parler politique, le Courrier aborde la question de l’industrie lyonnaise, dans son numéro du 6 de ce mois, auquel il ne nous a pas été possible de répondre plus tôt. Dans une semblable matière, l’injure n’est pas de mise, elle a peine à y trouver place, mais le Courrier est habile, et il nous donne le droit de penser que s’il a entrepris de parler industrie, c’était pour arriver à dire des sottises. C’est ainsi qu’il paraît comprendre l’industrie. Le Courrier de Lyon sait parfaitement la règle imposée aux journaux ministériels par leurs patrons, de détourner l’attention du peuple de la machine gouvernementale pour la fixer sur l’industrie, d’oublier les intérêts moraux et d’enseigner aux masses à les sacrifier aux intérêts matériels comme si tout n’était pas corrélatif, mais il diffère de ses confrères en servilisme, en ce sens qu’il a des sentimens qui lui sont personnels de haine contre la classe ouvrière lyonnaise, et il ne peut en parler sans les laisser apercevoir.

Les autres journaux, lorsqu’ils parlent de l’industrie, la représentent dans un état prospère, afin, sans doute, de rendre plus doux l’oreiller sur lequel nos très hauts et puissans seigneurs se reposent des fatigues de l’intrigue des cours ; aucuns ne se permettent d’insulter la classe des producteurs. Le Courrier de Lyon seul puise à d’autres sources, et chaque fois qu’il parle de nos ouvriers il est à leur égard ce que le Journal aristocrate des Débats fut pour la classe entière des prolétaires dans un article trop connu pour être oublié.

Prenons pour exemple l’article du Courrier que nous avons cité.

« Du 1er au 30 septembre, 960 ballots de soie en partie de bobines ont été déposés à la condition publique des soies, etc… Tous les bons ouvriers sont occupés ; les ouvriers inhabiles ou tracassiers sont seuls sans ouvrage. »

En ce qui touche la question industrielle, nous renvoyons [2.1]pour toute réponse le Courrier à l’article de M. Falconnet de la condition des soies, inséré dans le numéro 41 du journal. Il apprendra comment le dépôt d’un nombre plus ou moins grand de ballots à la condition des soies n’est nullement un signe de prospérité de la fabrique lyonnaise. Nous lui dirons encore que beaucoup de genres de fabrications, notamment celui des rubans, ont complètement cessé après l’accomplissement des dernières commissions, mais à quoi servirait d’introduire une polémique consciencieuse à laquelle il n’entendrait rien. Le Courrier est aussi fort en industrie qu’en politique : Dieu nous garde de sa littérature.

Arrivons au point capital de l’article du Courrier : Les injures, il est maître passé en ce genre. Les ouvriers inhabiles ou tracassiers sont seuls sans ouvrage ; il en résulte que d’après son dire tous les ouvriers inoccupés sont inhabiles ou tracassiers. Tirez les conséquences que peut devoir la société à des hommes ignorans ou brouillons.

Nous ne nous appesantirons pas sur cette épithète d’inhabile ; c’est une injure gratuite que les russes eux-mêmes n’ont jamais faite à nos ouvriers ; nous avons vraiment quelque chose de plus grave à examiner.

Qu’est-ce qu’un ouvrier tracassier ? Le Courrier aurait bien dû en donner la définition. Il n’osera pas, mais nous l’avons deviné : c’est celui qui réclame ce qui lui est dû ; qui porte l’audace jusqu’à faire comparaître son marchand devant le conseil des Prud’hommes ; celui qui lit l’Echo ; c’est celui qui, ayant perdu tout respect, ne salue pas le premier son négociant, lorsqu’il le rencontre, ou bien enfin, celui qui dit au jeune fat, entrant chez lui le chapeau sur la tête pour visiter son étoffe : Jeune homme, vous avez oublié quelque chose à la porte. Que le Courrier nous démente si ce n’est pas là sa pensée.

Maintenant, un mot sur cet accouplement de l’ouvrier inhabile et tracassier, tous deux inoccupés. A-t-il bien réfléchi, le journal-banquier ? Qu’on n’occupe pas l’ouvrier inhabile, s’il en existe au sein de notre cité, c’est dans l’ordre. Mais ce n’est qu’un des côtés de la question et bien insignifiant ; car il est de toute fausseté, ainsi que nous l’avons dit plus haut, mais pourquoi l’ouvrier tracassier, dont nous avons donné le signalement, n’est-il pas occupé ? c’est donc par vengeance, c’est donc par une punition que la classe négociante se serait entendue à infliger à la classe ouvrière. Y pense-t-on de jeter dans le public une pareille idée, et si elle venait à fermenter dans nos ateliers, sait-on bien tout ce qui pourrait en résulter ? Et l’on parle de concorde, d’union et d’oubli ; mais il faudrait que le Courrier n’eût jamais existé ou cessât d’être.

Nous le disons avec vérité et douleur, le Courrier de Lyon est incorrigible ; ne pourrait-il pas gagner plus honnêtement l’argent que ses maîtres lui donnent ? Un valet obéit, nous le savons, mais quelques fois aussi il refuse, parce que le valet, dégradé par la société, est un homme. En novembre, on admira la générosité, la vertu des ouvriers vainqueurs ; on a trop tôt oublié et leur victoire et leur belle conduite. L’Echo manquerait à son devoir s’il ne rappelait ces souvenirs au Courrier. Qu’il ne nous mette pas dans le cas de nous occuper de lui, nous ne demandons pas mieux, mais est-ce notre faute si nous l’écrasons sous nos pieds, autant en arrive à tout insecte venimeux. Peut-être avons-nous tort de nous mettre en colère, si ce que notre collaborateur a dit était vrai, si le Courrier n’était pas dans son bon sens.

Notes de base de page numériques:

1 L’auteur de ce texte est Marius Chastaing d’après la Table de L’Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).

Notes de fin littérales:

i Prétoire, c’est-à-dire, tribunal de police correctionnelle, par exemple.

 

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