L'Echo de la Fabrique : 21 octobre 1832 - Numéro 52

 DES MACHINES DANS L’INDUSTRIE,

en réponse à m. bouvery.

Par M. Anselme Petetin.

V. n. 50. (suite et fin).

Au Rédacteur.

(Nous avons étudié les résultats isolés d’une machine dans la société, et nous avons trouvé que ces résultats sont incontestablement avantageux pour les producteurs et les consommateurs. Maintenant, en généralisant la question, voyons quels résultats compliqués produisent un nombre illimité de machines, dans un nombre illimité d’industries). Supposons donc la mécanique poussée à son plus haut point de perfection dans toutes les subdivisions de toutes les industries ; supposons, non des milliers de machines, mais une seule et complète machine qui résume toutes les autres, comme dans un mécanisme [4.2]qui renferme une multitude de ressorts, tous les rouages se combinent pour produire un dernier et unique résultat.

Supposons une grande machine qui accomplisse par un seul moteur tout le travail industriel de la France ; qui, par exemple, laboure la terre, sème le blé, le récolte, le batte, le réduise en farine, pétrisse la pâte et cuise le pain ; qui en même temps file et tisse toutes les étoffes ; qui bâtisse les maisons, imprime les livres, transporte les produits d’un lieu à un autre, qui, en un mot, ne laisse rien à faire au bras de l’homme de tous les travaux qui maintenant composent l’industrie.

Cette machine sera-t-elle un bien ou un mal pour la société ?

Je ne pense pas que la réponse puisse être douteuse. Il est évident qu’il y aura en dernière analyse plus de produits, c’est-à-dire plus de bien-être sans fatigue de production.

Or, toute la question des machines est résumée dans cette hypothèse. Nous marchons incessamment vers la réalisation de cette supposition, qui maintenant, peut-être, paraît absurde ; chaque perfectionnement mécanique est un pas vers ce résultat final. Seulement, comme rien ne doit être livré au hasard, comme il faut que l’intelligence et l’humanité président à toute action humaine, la société, c’est-à-dire l’état ou le gouvernement, s’il était bon, devrait veiller au développement de ce principe excellent d’amélioration, et guérir avec sollicitude les maux particuliers enfantés par le progrès général.

Quand le principe sacré de l’égalité civile surgit du sein de l’immortelle assemblée de 89 ; quand ce germe fécond de civilisation fut jeté sur notre sol par cette puissante main populaire, espérait-on qu’il grandirait sans effort, sans déchirement pour la terre qui l’enfantait ? S’imaginait-on qu’il s’établirait dans le monde sans froisser des intérêts vivans ? – Non, certes, et les deux classes privilégiées qu’il venait déposséder au profit du plus grand nombre, avaient droit de crier à la spoliation ; et le tort des assemblées populaires (si le peuple et le passé peuvent avoir des torts), fut de n’avoir pas adouci, pour la noblesse et le clergé, l’amertume d’une dépossession que la notion fausse de la propriété telle qu’elle régnait alors et qu’elle régne encore aujourd’hui, leur faisait regarder comme un vol véritable, commis par la majorité sur la minorité.

Mais il faut que le monde marche au travers de tous les intérêts égoïstes et de toutes les passions particulières, il faut que le progrès arrive malgré les clameurs, malgré les sanglots et les pleurs des individus ou des castes ; il faut que dans l’industrie comme dans la politique, le génie humain suive son instinct de perfectionnement et continue cette route où nous le voyons cheminer le long des siècles et des générations, et dont le but ignoré le tourmente à toute heure d’un vague besoin de mouvement.

La véritable et difficile question est donc de créer cette puissance centrale et protectrice qui règle tous les progrès et adoucisse toutes les souffrances. C’est d’empêcher que les améliorations tournent au profit exclusif de quelques individus ; c’est de prohiber, sans violer aucun droit, la concentration des capitaux dans un petit nombre de mains ; c’est de veiller à ce que les produits soient répartis avec équité, entre tous les membres de la famille sociale. – On peut, en effet, par la supposition que nous avons admise tout-à-l’heure, s’assurer de la nécessité de celle loi de répartition dont j’ai parlé dans ma première lettre. – Que la machine universelle [5.1]fut la propriété d’un seul individu, il est clair que cet homme serait le maître absolu du pays et exercerait sur la population tout entière un droit positif de vie et de mort. Eh bien ! dans les détails de l’industrie actuelle, ce droit exhorbitant se réalise pour les grands capitalistes, et nous l’avons bien vu lorsqu’après la révolution de 1830, il prit fantaisie aux millionnaires carlistes d’affamer la France en retirant immédiatement leur argent de la circulation, pour forcer le peuple à désirer le retour de l’enfant du miracle et à crier Vive Henri V dans les angoisses de la faim. – Belle spéculation, sans doute ! Pleine de moralité et d’humanité et bien digne des mitrailleurs de juillet !

Ainsi, c’est toujours au point de vue politique qu’il faut revenir pour juger la question tout entière, et je ne comprends pas la répugnance de M. Bouvery à s’y placer franchement.

A qui en effet confierons-nous le soin de faire cette répartition nécessaire des produits ! Sera-ce à ceux-là même qui profitent du monopole ? ou bien à ceux qui en souffrent ?

Ce ne doit être exclusivement ni aux uns ni aux autres : c’est à tous qu’il faut donner cette importante mission, puisqu’elle regarde tout le monde ; c’est aux riches, puisqu’ils possèdent et que la propriété est un droit sacré ; c’est aux pauvres, puisqu’ils travaillent et que le travail est un droit non moins inviolable et non moins saint ; puisque le travail est une propriété aussi.

Ici, je l’avoue, malgré toute mon attention, je ne distingue plus la véritable pensée de M. Bouvery ; je cherche vainement à saisir dans ses paroles une proposition précise et formelle.

Je suis, dit-il, parfaiternent d’accord avec M. Petetin lorsqu’il affirme que le but unique de la politique et de l’économie sociale doit être l’amélioration du sort moral et matériel des travailleurs, seulement nous différons sur l’emploi des moyens pour y parvenir ; il veut changer les systèmes de gouvernement, et moi je voudrais changer les idées, parce que je crois que les choses sont plus fortes que les hommes, et que tout le problème à résoudre consiste à faire comprendre aux classes élevées de la société, que cette amélioration est la conditio sine qua non de leur bien-être et de leur repos futur, et que lorsque l’opinion en sera venue à ce point, les gouvernemens s’empresseront de seconder sa direction, d’abord parce qu’ils n’ont aucun intérêt à ce que les peuples soient malheureux, et ensuite parce qu’ils sauront que leur existence est à ce prix.

Il n’y a que les partisans d’un fatalisme aveugle qui puissent admettre que les choses sont plus fortes que les hommes. Je ne connais rien qui ne puisse être modifié par les forces humaines unies dans une commune conviction ; je ne crois pas que les choses puissent être changées si l’on ne change pas d’abord les idées. Pour quiconque admet le progrès paisible et renie les violences de minorités, (et assurément c’est là le sentiment de M. Bouvery aussi bien que le mien), il n’y a qu’une manière d’arriver à une organisation nouvelle, c’est de convaincre la majorité de l’excellence de cette organisation, c’est de s’aider de l’assentiment universel. Quand l’impôt progressif sera compris de tout le monde, quand son équité sera sentie par la majorité, l’impôt progressif sera établi.

L’école St-Simonienne a présenté un système qui, au premier aperçu, paraît avoir résolu la difficulté ; cependant, en y réfléchissant, il me paraît inapplicable, car il est fondé sur un sentiment dont l’existence ne me semble pas bien démontrée. Quand je vois le christianisme et toutes les institutions humaines s’efforçant à l’envi, depuis deux mille ans, de prêcher aux hommes l’amour, la concorde et l’esprit d’association, et qu’après tant d’efforts je vois les hommes se haïr et se diviser plus que jamais, je suis, dis-je, fondé à croire que ces sentimens n’existent pas dans la nature d’une manière absolue.

[5.2]L’école St-Simonienne a fait une absurdité en donnant pour base à sa doctrine un sentiment religieux de dévouement qui n’est pas dans la nature humaine, et sa chute a été causée précisément par cette tentative malheureuse. Mais l’esprit d’association n’a rien de commun avec le sentiment du dévouement : on s’associe dans des vues d’intérêt individuel et parce qu’il est tout simple de prêter secours à autrui pour en être aidé à son tour ; parce que les intérêts généraux réclament l’association et que les intérêts individuels sont les seuls qui peuvent en souffrir ; parce que les passions exclusives des aristocrates seront impuissantes contre la volonté générale, quand les masses auront compris que les diverses fractions du peuple sont solidaires les unes des autres, et qu’elles ne se divisent qu’au profit de quelques ambitieux qui les exploitent ; enfin parce que l’association, n’est pas une cause de mort pour les ambitions honnêtes qu’il faut bien se garder d’étouffer, et que les influences de capacité trouveront leur place dans le système de l’association et de l’élection tout aussi bien que sous le régime des hommes de loisir, c’est-à-dire des paresseux et des ignorans.

Il ne faut détruire aucune passion naturelle et ne pas trouver mauvais qu’un homme qui a de l’intelligence et de l’activité veuille s’élever dans la société et prendre une influence légitime ; – il faut plutôt s’indigner de ce que cet homme rencontre devant lui des barrières posées par des fainéans ineptes, qui l’arrêtent tout court et prétendent diriger sans partage les affaires d’un pays que leur immoralité corrompt et que leur inhabilete bouleverse.

Quel est le remède ? C’est là 1e problème à résoudre : M. Petetin le trouve dans des institutions républicaines, et l’appel au pouvoir de toutes les capacités ; malgré toute l’estime que m’inspire son talent, je ne puis m’empêcher de dire que j’ai peu de foi en ce système, parce qu’il suppose les hommes tels qu’ils devraient être et non tels qu’ils sont, et que de plus le principe électif pris dans sa plus grande extension, ne me paraît pas le plus sûr pour faire ressortir les capacités, dans le plus grand nombre de cas l’intrigue y ayant plus de chance que le mérite. Que d’ailleurs un gouvernement composé de capacités sans fortune, se donnerait un air de tyrannie s’il voulait blesser les intérêts des classes riches au bénéfice des classes pauvres.

Le remède consiste donc, à mon avis, dans la nécessité bien sentie de la part des classes riches, de se dépouiller au profit des travailleurs d’une forte partie de leur superflu.

Je n’ai pas à m’expliquer ici sur l’opportunité du suffrage universel introduit brusquement dans nos lois. Tout ce que peuvent dire ceux qui repoussent cette mesure, c’est que le peuple n’est point encore assez éclairé pour user librement et une intelligence du vote politique qui lui serait remis. La conclusion nécessaire de cette opinion, c’est qu’il faut amener progressivement le peuple à ce degré de lumière et d’indépendance. Mais personne ne niera, je présume, que la propriété est un mauvais signe de la capacité. M. Bouvery, moins que tout autre, pourrait le nier, lui qui est sorti d’une élection populaire, d’une élection proletaire si admirable par les hommes qu’elle a donnés pour représentans aux intérêts des ouvriers.

Je n’ai pas assez mauvaise opinion de l’aristocratie d’argent pour croire que si le gouvernement était livré au talent seul, il ne s’y trouvât que des capacités sans fortune. Mais si ce malheur arrivait, ce serait tant pis pour les classes riches qui vraiment ne mériteraient pas alors d’être défendues, et qui ne seraient plus qu’un troupeau de pourceaux à l’engrais, indignes d’occuper la moindre fonction sociale. – M. Bouvery cite l’exemple de l’Angleterre pour montrer le déplorable effet du perfectionnement des machines. Mais j’avais [6.1]moi-même choisi cet exemple dans ma première lettre pour prouver les tristes conséquences d’une mauvaise répartition des produits, c’est-à-dire d’une représentation inexacte des intérêts. M. Bouvery voudrait-il me dire quels sont, dans le gouvernement anglais, les représentans des immenses populations prolétaires de Birmingham, de Leeds, de Liverpool, de Manchester. Comment donc les lois seraient-elles faites dans l’intérêt des travailleurs, quand leur rédaction est confiée exclusivement à ceux-là même qui exploitent la classe laborieuse ? Comment les capitalistes anglais songeraient-ils au bien-être de leurs ouvriers, quand ils peuvent à leur gré s’enrichir par leurs souffrances ? Sans doute, en face d’un péril imminent, et d’une catastrophe radicale, les aristocrates cèdent à la fin comme nous venons de le voir dans l’affaire de la réforme : mais faut-il livrer le repos du monde à ces concessions bénévoles des privilégiés ? Faut-il que nous soyions continuellement menacés d’effroyables bouleversemens par l’obstination aveugle de quelques hommes !

Ne vaut-il pas mieux confier notre destinée et le repos des classes riches elles-mêmes, à cette intelligence populaire qui ne pourra pas avoir de passions exclusives, car elle sera le résumé de toutes les intelligences, de toutes les volontés, de tous les intérêts ?

Je suis profondément étonné qu’un homme aussi éclairé que lui, et qui tient, par le suffrage de ses pairs, un si haut rang dans une population industrieuse, toute ardente d’intelligence politique, ait pu écrire une pareille opinion. – A Dieu ne plaise que je veuille réveiller de tristes souvenirs et de funestes passions ; mais je prie M. Bouvery, de se demander ce qu’aurait été le tarif de novembre, ce que serait la mercuriale actuelle, si la rédaction en avait été confiée exclusivement aux fabricans ? – Je le prie de se souvenir des discussions qui ont eu lieu dans les chambres de la restauration sur la législation des céréales, discussions qui se répétèrent presque identiques dans le parlement d’Angleterre ; – des discussions de la dernière session sur l’amortissement, véritable chancre financier qui ne profite qu’à une douzaine de banquiers ; – enfin, des discussions scandaleuses de la même chambre, sur la loi des grains. – Si tand d’exemples ne suffisent pas pour convaincre M. Bouvery de la folie qu’il y aurait à s’en fier à la générosité des aristocrates, pour améliorer le sort des classes populaires, tous mes raisonnemens n’auraient pas plus de puissance que ces faits éclatans.

Je suis loin de penser, certes, que tous les riches soient des hommes durs, haineux et cupides ; qu’ils spéculent tous sur la misère des pauvres, qu’ils se réjouissent des maux du peuple, et ne cherchent qu’à exploiter ses souffrances. Je ne crois pas que tout banquier soit un tigre qui s’abreuve avec volupté de la sueur des travailleurs : ce serait là une idée abominable et absurde. – Je sais au contraire, et je me plais à le dire, que l’immense majorité des grands industriels et capitalistes qui maintenant forment l’aristocratie sociale et politique, et qui se sont organisés en caste, surtout pendant la restauration, à la faveur des luttes libérales contre les aristocrates de naissance, est animée de sentimens très humains, et désirerait sincèrement que le sort du peuple fut amélioré. J’en connais beaucoup qui ne reculent jamais devant un sacrifice personnel, quand il s’agit d’une bonne action à faire ; et quoi que j’aie pu écrire, moi-même, Monsieur des aristocruches de Lyon, je suis le premier à déclarer qu’il y a presque généralement dans les classes [6.2]riches de notre ville, une propension frappante et très louable à la charité chrétienne et à la bienfaisance philantropique, et je n’ai aucune raison de nier qu’il en soit partout ainsi. – Vous voyez, Monsieur, que nulle préoccupation de parti ne m’empêche de reconnaître et d’avouer les vérités, même qui semblent contredire mon opinion. – Je ne crois donc pas à la cruauté des aristocrates d’argent.

Mais je crois à la nature des choses ; je crois à la vitalité des principes ; je crois qu’un principe aristocratique ne se suicide pas plus qu’un principe démocratique ; je crois à la logique des interêts ; je crois surtout à l’énergie des intérêts de caste ; je crois qu’il est niais de demander à une classe d’abdiquer ses avantages sociaux ; je crois qu’il faut l’y forcer, qu’il faut, par la discussion, gagner peu à peu du terrain sur elle et l’obliger à laisser le champ libre aux intérêts, aux principes nouveaux.

Que penseriez-vous, Monsieur, d’un héritier qui s’en irait prier l’homme dont il attend les biens, de mourir au plus vite pour le laisser plutôt jouir de son patrimoine ? – Eh bien ! Monsieur, ce serait cent fois plus raisonnable que d’attendre d’une aristocratie quelconque des concessions bénévoles ; car il peut y avoir des motifs d’affection personnelle qui dictent à un vieillard la folie de céder aux prières de son héritier, et il n’y a point d’affection, il n’y a que des antipathies de classe à classe ; il n’y a qu’une hostilité de fait et de raison ; il n’y a que le combat, que la lutte, qu’un antagonisme qui est le fait lui-même, et sans lequel il n’y aurait plus de classes.

Dès qu’il a été constaté que des intérêts classés dans la société sont distincts, il faut qu’ils soient hostiles ; dès qu’ils sont hostiles, ils doivent se combattre jusqu’à ce que l’un ou l’autre succombe ; et celui qui doit succomber c’est celui du petit nombre, c’est le principe d’exception et de privilége que l’histoire nous montre déclinant toujours, depuis l’esclavage antique et le servage féodal, jusqu’au prolétarisme contemporain. – Mais ne demandez pas à une aristocratie de s’abdiquer elle-même et de se suicider par peur du combat ; ce serait lui demander plus qu’elle ne peut faire, car elle n’existerait déja plus, si elle était ainsi résignée d’avance à mouriri1. – Il faut qu’un principe, c’est-à-dire, une classe, croie à son éternité, et qu’il agisse en conséquence.

C’est là toute l’histoire, c’est là tout le progrès politique, et il ne faut ni s’en étonner ni s’en plaindre, car c’est une loi de conservation providentielle. Si le besoin invincible de la vie n’était pas dans les intérêts de classes, c’est-à-dire dans les principes aussi bien que dans les individus, l’ordre social serait un immense désordre, un cahos où rien ne marcherait faute de cohésion et d’harmonie entre tant d’élémens divers. – [7.1]Si, dès qu’un droit nouveau est reconnu et constaté par les intelligences avancées, il entrait brusquement et pleinement dans la sphère des faits, le monde ne serait plus qu’un champ de bataille sans sécurité et sans repos, une arène de luttes violentes et brutales. – Mais la providence a pris soin d’éviter ce danger : elle a voulu que la force morale, c’est-à-dire, la science et la conviction, disposassent seules de la force matérielle ; elle a voulu que rien ne se fit malgré les croyances du plus grand nombre et par le caprice des minorités. – Elle a voulu que le progrès des lumières fut lent, et que les masses ne se défissent que peu à peu et un à un de leurs préjugés et de leurs erreurs, afin que les droits anciens (car la possession est un droit) ne fussent pas tout à coup brisés et foulés aux pieds ; afin que nulle existence ne fût compromise, et que les classes et les individus prissent sans catastrophes leur assiette paisible, en faisant place aux intérêts et aux droits nouveaux.

Mais encore faut-il que ces droits et ces intérêts aient un moyen de se faire entendre, et de lutter contre les faits anciens. Or, c’est ce qui n’est pas maintenant, et c’est ce que doivent faire les institutions républicaines, contre lesquelles M. Bouvery manifeste de si singulières répugnances. – Les institutions républicaines, bien loin de supposer abstractivement à l’homme un degré impossible de perfection, lui reconnaissent toutes ses passions, tous ses penchans bons et mauvais ; pardessus tout, elles reconnaissent les cupidités des masses et des individus ; car elles offrent à tous des moyens légaux de les satisfaire légitimement. J’ignore comment cette idée absurde a pu s’établir et se formuler en un axiôme trivial que les amis du privilége vous jettent à la figure dès qu’il est question de république ; j’ignore comment le gouvernement, qui est institué par et pour les intérêts de tous et de chacun, a pu passer pour un régime de dévouement absurde et de fanatisme politique. – « Oh ! s’écrie à tout propos le juste-milieu, les Français sont trop intéressés pour être jamais républicains. » – Et en disant cela il nous prend tout doucement notre argent dans nos poches et s’en goberge à son aise ; et ces Français si cupides se laissent faire tranquillement. – « Oh ! dit-il encore, les Français sont trop vaniteux, trop amoureux des honneurs et des distinctions pour être républicains. » – Et en attendant, le juste-milieu se chamarre de cordons et s’empare de toutes les places et de tous les affiquets de la royauté derrière laquelle il se cache. – Vraiment, Messieurs, si nous sommes tellement cupides et vaniteux, laissez-nous donc notre part, non des cordons et des crachats dont le peuple se soucie peu, mais de notre argent, s’il vous plaît ; – laissez-nous nos écus, et ne les prodiguez pas à la liste civile et aux courtisans : ne les prenez pas sous tous les prétextes et par tous les moyens ; changez la base de ces impôts indirects qui nous écrasent, l’assiette des contributions directes qui nous paraît inique. – Vraiment, Messieurs, pour des gens intéressés, nous sommes bien complaisans de nous laisser ainsi prendre le plus clair des produits de notre travail. Si nous désirons les institutions républicaines, ce n’est point, croyez-le, par amour des hautes et romanesques vertus de Sparte et de Rome, c’est tout bonnement pour vivre plus à l’aise et n’être pas rançonnés par une aristocratie pillarde, vaniteuse et fainéante.

Il est clair que cette fausse notion de la république a été répandue par les gens qui rattachaient à ce mot le souvenir de l’héroïsme grec ou romain. Certes, je crois que le républicain se bat pour la liberté de son [7.2]pays au moins aussi bien que les soldats royaux ; car il sait pour quoi et pour qui il expose sa vie. Nos admirables conscrits de 92 l’ont suffisament prouvé, aussi bien que les Suisses et les Américains. – Mais j’ai dit ailleurs, comment les vertus antiques n’étaient plus nécessaires, et deviendraient même dangereuses au milieu des molles habitudes de notre civilisation moderne. J’ai démontré que ces dévouements violens étaient indispensables dans un temps où la barbarie des mœurs opposait des résistances brutales au progrès : Il fallait que la vertu progressive fût plus colossale encore que les redoutables ennemis qu’elle trouvait devant elle. – Mais aujourd’hui que toutes les transactions sont opérées par les convictions et les forces morales, ce serait une dépense inutile de vertus et de courage que cette sublime abnégation que l’histoire attribue aux peuples de la Grèce et de l’Italie antique.

Aujourd’hui, les institutions républicaines ne peuvent être rien qu’un ensemble de lois faites dans l’intérêt de tous, et qui donne à chacun un avantage particulier à accomplir son devoir. – Pour cela, il faut que chacun soit consulté, et que tous les intéressés concourent à la rédaction de ces lois ; car la volonté et les besoins d’autrui ne peuvent pas être pris pour mes besoins et ma volonté.

Il faut qu’un prolétaire, et non pas un propriétaire, représente les prolétaires ; qu’un travailleur, et non pas un oisif, représente les travailleurs ; il faut qu’un canut et non pas un parisien millionnaire, ou un vaudevilliste millionnaire, ou un traducteur d’Homère, représente les canuts. – Quand il en sera ainsi, Monsieur, l’immense voix du peuple, saura bien se faire entendre, et dire ce que le peuple veut, ce que le peuple pense, ce que 1e peuple aime et ce qu’il hait, ce qu’il respecte et ce qu’il méprise,

Jusque-là, malgré de consolantes exceptions, les aristocrates d’argent exploiteront le peuple et le calomnieront pour excuser leur iniquité.

Je suis, Monsieur, etc.

Anselme Petetin,
rédacteur en chef du Précurseur.

Notes de base de page numériques:

1 A propos de la note (i) : Justin Laurence (1794-1863) fut, sous la Restauration, la figure de l’opposition libérale dans le Sud-Ouest et, au début de la Monarchie de Juillet, député des Landes siégeant au centre droit. Quant à lui, Marie-Jean Demarcay (1772-1839), baron de l’Empire et proche de Lafayette, il anima l’opposition sous la Restauration. Député de la Vienne, de 1828 à 1839, il se rallia un court temps au régime de Juillet pour, ensuite, s’inscrire de nouveau dans l’opposition.

Notes de fin littérales:

i Je laisse l’argument que pourrait me fournir le vote de plusieurs députés libéraux, dans la dernière discussion parlementaire sur la loi des grains, entre autres celui de MM. LaurenceLaurence et DemarçayDemarçay. Mais je ne puis résister au désir de citer ici un exemple pris tout près de nous, et qui rend parfaitement ma pensée, l’explique et la justifie. – Il y a à LyonLyon un homme riche, dont la bienfaisance est connue et honorée de tout le monde ; qui est toujours prêt à soulager les souffrances individuelles qui se présentent à lui ; qui dans les désastres de novembre, s’occupait, à l’Hôtel-de-Ville, de pourvoir à la subsistance de la population ouvrière répandue en armes dans les rues, tandis qu’on saccageait sa maison, qu’on brûlait ses livres, son portefeuille et ses marchandises. – Eh bien ! cet homme-là est celui-là même qui a combattu avec le plus d’acharnement le plan d’impôt progressif proposé dans le conseil municipal en faveur des classes inférieures. – L’intérêt politique de classe l’emportait sur les sentimens personnels. Voila mon argumentation prouvée par un fait éclatant.

 

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