L'Echo de la Fabrique : 28 octobre 1832 - Numéro 53

LE PROLÉTAIRE.

Dans les villes d’Orient, dont les habitations, entourées de murailles sans ouvertures, ressemblent à de vastes tombeaux, l’étranger parcourt, isolé, des rues désertes au milieu d’une cité populeuse.

Ainsi, le prolétaire est seul au sein de la société moderne, entouré d’existences faites et de positions prises aussi bien défendues que les châteaux des seigneurs de la féodalité.

Un paquet de hardes, quelques outils et son livret, voila sa part du fonds social.

Son livret, c’est sa vie privée, écrite jour par jour, signée de tous les chefs d’ateliers qui exploitent son industrie, visée et paraphée par la police.

Les nègres portent le nom de leurs maîtres écrit sur la poitrine ; pour lui, il est seulement tenu de l’avoir dans sa poche.

Le code civil lui a consacré trois articles, trois sans plus ; voyez-les au livre 3, tit. 8, chap. 3, sect. 1… et [5.1]c’est pour mettre sa bonne foi en état de suspicion légale et son livret à la discrétion de ses maîtres. – La charte lui accorde quelques droits politiques : il est l’égal de tous ses concitoyens devant la loi, tous les emplois publics lui sont ouverts, dit la loi ; mais il sent si bien que pour lui ces droits politiques sont illusoires, que si quelqu’un veut lui en donner six francs, le marché est conclu. Quant aux autres lois constitutionnelles, elles passent à peu près toutes au dessus de lui, et forment arceau sur sa tête sans le toucher.

Le code pénal, voila sa charte ; il est fait presque tout entier pour lui. Comme ces génies invisibles et malfaisans, chacune de ses dispositions menace, à son insu, le peu de liberté qui lui reste.

S’il veut changer de résidence, il a besoin d’un passeport qui coûte deux journées de travail. S’il ouvre un atelier, il est tenu avant tout, et sans savoir s’il réussira, de prendre une patente et d’en payer l’impôt. Pour lui la prison, s’il se réunit avec d’autres travailleurs afin d’exiger des maîtres un salaire proportionné à ses besoins ; la prison, s’il cesse d’avoir du travail, et ne justifie pas de ses moyens d’existence.

Aussi le voyez-vous plein d’un respectueux effroi en présence d’un uniforme de gendarme.

C’est que les gendarmes avec leurs riches costumes et leurs chevaux fringans, sont, à ses yeux, les gardes du corps des propriétaires aristocrates, et tiennent la limite des deux camps.

Il a une patrie pourtant le prolétaire ; il l’aime, il l’honore, il la sert. – Ces applaudissemens redoublés qu’excitent au théâtre les allusions à la gloire française, d’où partent-ils ? C’est le parterre, c’est Jacques Bonhomme1 qui se livre naïvement à son enthousiasme, tandis qu’au dessus de sa tête Mont-d’or sourit dédaigneusement en homme qui n’est pas dupe.

Après douze heures de travail, le soir est venu, le prolétaire, de sa main noircie, essuie son front ruisselant, endosse lentement sa veste plébéienne et reçoit avec satisfaction le prix de sa journée. En jouira-t-il librement en entier ? Non, le fisc, comme un voleur de nuit, l’attend au coin de chaque rue pour le détrousser.

Ici il est forcé d’acheter le sel trente fois au dessus de sa valeur ; là le tabac ; chez le boucher il paie l’octroi ; chez le boulanger l’impôt foncier, dont le propriétaire n’a fait que l’avance. Pour lui dérober en détail les fruits de ses labeurs, le fisc prend toutes les formes. Le voyez-vous en prostituée couverte de fard, trompant sa crédulité après avoir exploité ses besoins, chercher à l’attirer dans un gouffre sans fond, par l’appât d’un terne entouré de lauriers ?

Qu’y a-t-il pour lui dans ce monde ? Qu’elle est sa part dans les produits si riches, si abondans, si variés de la nature, dans ces magnifiques conquêtes de la science qui ont décuplé l’existence de l’homme, dans ces trésors d’amour, de jouissances et de sympathie que récèle l’humanité ?

Quelques-uns entre tous auront-ils toujours le monopole de toutes ces choses, n’en laissant jouir les autres qu’autant et de la manière qu’il leur plait ?

Et lorsque le prolétaire ayant faim, leur dira : Voila mes bras, employez-les, faites-les fonctionner ; je suis votre machine, pourront-ils toujours lui répondre : Qu’avons-nous besoin de tes bras, nous en avons plus qu’il n’en faut, tout se fait à la vapeur ?

Il y a des gens qui ne peuvent croire que tous les hommes soient frères.

Qu’ils interrogent donc celui dont les jours menacés [5.2]par les flammes d’un incendie, furent conservés, grace au dévouement intrépide d’un ouvrier ; celui qui, se débattant au fond des eaux contre les étreintes glaciales de la mort, se sentit arraché au péril par les bras nerveux d’un pêcheur : ils lui diront si, dans ce moment suprême, ils n’ont pas vu sur le front de leurs libérateurs le sceau de la fraternité humaine, si le lien de famille qui nous unit tous ne se révéla pas à leur cœur !

Et on ose se vanter de son égoïsme ! Et on a le courage de tourner en dérision et en moquerie les efforts des hommes qui travaillent à l’amélioration physique et morale de leurs semblables ! Et les chefs des états, gorgés d’or, tendent sans cesse à jeter le découragement, le dégoût et l’indifférence sur l’examen des questions de progrès ! – Mais ils s’épuisent en vain, le présent les dévore et l’avenir les condamne. – Un nuage grossissant chaque jour, se montre à l’horison, la pluie qu’il porte sera douce à la terre, et le soleil ne tardera pas à briller radieux et bienfaisant pour l’humanité !

L. B.2

(Le Patriote du Puy-de-Dôme, 13 octobre, numéro 34)

Notes de base de page numériques:

1 Jacques Bonhomme, chef de la révolte paysanne de 1358, exécuté par Charles le Mauvais.
2 L’auteur de l’article du Patriote du Puy-de-Dôme était L. Baraduc.

 

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