L'Echo de la Fabrique : 11 novembre 1832 - Numéro 55

 SUR LA PÉTITION

de quelques propriétaires contre les ouvriers de Lyon.

Suite et fin (v. n° 54).

« Les questions de loyer étant infiniment simples, il n?y aurait aucun inconvénient à les placer dans la compétence des juges de paix La procédure y serait plus expéditive et moins coûteuse. »

Cette première proposition des pétitionnaires n?aurait pas de quoi éveiller notre susceptibilité si elle ne cachait une arrière pensée qui se trouve dévoilée quelques lignes plus bas, lorsqu?il traite des moyens de rendre la justice plus expéditive et moins coûteuse. Oui, nous serions assez d?avis d?augmenter la juridiction des juges de paix, non de cette manière exceptionnelle, mais en leur attribuant la connaissance de toutes les causes réputées sommaires en premier ou dernier ressort suivant l?importance ; alors nous demanderions préalablement deux choses importantes, et qui seules peuvent rendre la justice de paix à la pureté de son origine, telle qu?elle sortit des conceptions majestueuses de l?assemblée constituante : 1° l?élection populaire ; 2° le rétablissement des assesseursi1. Le magistrat appelé par ses fonctions à être en contact journalier avec le peuple, doit être en communion directe avec lui. La justice de paix, magistrature paternelle, tribunal de conscience et de conciliation, doit être la retraite paisible et vénérée du jurisconsulte qui aura blanchi dans l?étude et la défense [2.2]des lois, et non le premier échelon d?une ambition vulgaire.

Maintenant nous abordons la question grave, le point fondamental de cette discussion, la simplification des formes de la procédure.

Les pétitionnaires présentent deux cas, 1° le propriétaire abandonne le loyer et se borne à demander l?expulsion pure et simple du locataire ; 2° il veut faire vendre les meubles du locataire pour être payé sur le prix.

« Dans le premier cas, le propriétaire mérite une faveur spéciale : le débiteur est inexcusable. On peut donc abréger les délais et autoriser l?expulsion judiciaire, même en vertu d?un jugement de défaut, ou nonobstant l?appel, pourvu que le propriétaire donne caution.

Laissons de côté cette caution demandée au propriétaire, ce n?est qu?un leurre pour mettre de son côté les hommes de bonne foi ; on saurait bien plus tard s?en affranchir, et en vérité nous ne savons pas trop à quoi elle pourrait être utile. Mais que répondre à cette demande de l?exécution provisoire d?un jugement par défaut ? Pour contenir notre indignation, nous sommes obligés de supposer que les pétitionnaires n?ont pas senti toute l?inconvenance et l?odieux de leur proposition. Comment, un propriétaire profitera de l?absence du locataire (et il saura bien au besoin provoquer cette absence) ; et sur une citation dont la copie aura été remise à la mairie, il obtiendra un jugement contre lequel aucun recours ne sera possible. Nous ne pouvons pas tout dire, il y a trop de machiavélisme dans une pareille proposition pour que nous ayons sérieusement à la combattre. L?exposer, c?est en faire justice. Nous ne pensons pas qu?on ose insister, passons à une chose non moins grave. Dans le cas où le débiteur se sera présenté, le juge impassible devra ordonner cette expulsion nonobstant appel, provisoirement comme si par hasard l?appel pouvait ensuite être utile, et cela sans avoir la faculté d?accorder un délai au locataire. En vain ce dernier exposera sa misère, le manque de travail, des maladies, des accidens, en vain, il voudra appitoyer le juge ; en vain, il lui montrera sa femme enceinte, ses enfans en bas âge, la loi aura prononcé ; point de délai. Et ce pouvoir barbare, un seul homme l?exercera ! et cet homme sera plus souvent l?ami du propriétaire que du misérable prolétaire ; et cet homme s?inquiétera peu du peuple, car il ne lui devra rien, il n?aura jamais son suffrage à solliciter, il n?aura jamais de compte à lui rendre.

« Dans le second cas on suivrait à peu près la marche ordinaire, après la saisie des meubles, le juge prononcerait sur la validité. Il ordonnerait la vente à laquelle il serait procédé dans les trois jours de la signification du jugement contradictoire, ou par défaut à la charge par le propriétaire de donner caution (c?est-à-dire toujours nonobstant opposition ou appel.)

Nous avons les mêmes observations à faire que ci-dessus. Le juge doit pouvoir accorder des délais. Plus d?un débiteur a profité de ceux qu?entraîne la procédure actuelle, et même encore des délais accordés par jugement, pour se libérer. La mauvaise foi ne se présume pas. Ne faisons pas les hommes plus vicieux qu?ils ne le sont, pour nous dispenser de leur accorder notre pitié.

Enfin une dernière modification proposée est celle-ci :

« L?huissier aurait la faculté de constituer le débiteur saisi gardien forcé de son mobilier ; et cette mesure, qui épargnerait les frais complètement illusoires du gardiennat, serait sanctionnée par la contrainte par corps, en cas d?enlèvement.

Y pensez-vous, hommes durs et cupides ! C?est au moment où l?on songe à extirper de nos codes la contrainte [3.1]par corps en matière de commerce, que vous voudriez l?étendre en matière civile ? En matière civile où aucun terme n?est fixé à sa durée. Que ne proposez-vous de rétablir l?esclavage ! Oui, parle de ton émancipation physique et morale classe des prolétaires ! Oui, parles en à ton aise, demande à grands cris l?égalité sociale. Tes maîtres s?apprêtent à river tes chaînes, à appesantir ton joug. C?est par la perte de ta liberté qu?ils veulent punir tes penchans démocratiques. Qu?on se garde de prendre ceci pour une vaine déclamation, c?est l?exacte vérité. La contrainte par corps en matière de loyers, serait le premier anneau d?une chaîne semblable à celle que nos pères ont secoué il y a près de deux mille ans.

Si une pareille disposition passait dans nos loix, que de troubles nous lèguerions à nos neveux ! Les prolétaires français seraient exactement dans la même position que ceux de Rome. Ces derniers étaient esclaves des patriciens ; nos prolétaires seraient esclaves de la bourgeoisie. Mais cette injure ne sera pas faite à la civilisation. Les pétitionnaires en seront pour la honte d?avoir conçu une pensée aussi exécrable.

Nous avons analysé cette pétition, et ce qui prouve qu?en la rédigeant on a eu moins en vue l?intérêt des propriétaires, que le plaisir de faire du scandale (je ne pense pas qu?on ait eu l?idée de réussir), c?est que dans le projet de loi qui la suit, que les pétitionnaires ont fait, persuadés que pour bien faire ses affaires il faut les faire soi-même. Il est dit (art. 9) qu?il n?est rien changé aux dispositions du code de procédure civile, relativement à la distribution des deniers provenant de la vente du mobilier saisi. C?est là où justement, dans l?intérêt des propriétaires dont nous sommes loin d?être ennemis, il y aurait une importante amélioration à faire. Ce serait d?autoriser le commissaire priseur à se libérer entre les mains du propriétaire jusqu?à concurrence des condamnations et sur sa simple quittance, ainsi que cela est ordonné en ce qui touche le gouvernement.

Notre tâche est finie ; encore quelques mots d?explication : Nous craignons d?avoir été dupes d?une mystification, quoiqu?on rapporte que la pétition dont s?agit a été rédigée par un avocat libéral de cette ville dont nous devons taire le nom par bienséance, nous croyons plutôt la version qui assure qu?elle est tout bonnement celle de quelques entrepreneurs de bâtimens qui ayant construit pour revendre, ont imaginé ce moyen d?arrêter la dépréciation des propriétés. Proh. Pudor. Ils ne recueilleront que la honte d?une démarche aussi inconsidérée, et qui servira de monument à leur turpitude.

Nota. Cet article était imprimé, lorsque nous avons appris par le Courrier de Lyon que M. Jules Favre, avocat, l?un des rédacteurs du Précurseur, était celui qui, accompagné de M. Léon Favre, son frère, avait apporté dans ses bureaux cette pétition avec prière de l?insérerii. Nous n?avons pas à intervenir dans le débat élevé à ce sujet entre le Courrier et MM. Jules et Léon Favre ; mais nous pensons que le gérant du Courrier était dans son droit de livrer à la publicité les noms de ceux qui l?avaient compromis : un journaliste est en quelque sorte un homme public, et ne [3.2]doit pas même comme avocat faire une démarche dont il ait à rougir devant l?opinion publique. Le Courrier était d?autant plus dans son droit que nous l?avions attaqué mal à propos, ce dont nous sommes fâchés, mais aussi pourquoi a-t-il si mauvaise réputation ?

Le Courrier publie dans son numéro de vendredi une longue lettre de M. Jules Favre, dans laquelle cet avocat assume sur lui la responsabilité de la rédaction de cette pétition, en sa qualité de mandataire de MM. Souvaneau, Jean Poncet, Colonjeart, Rousset, Bonhomme, Boucher et Mathieu. Cela ne change rien à nos convictions, nous persistons à croire que M. Favre a eu tort de rédiger une semblable pétition, et tout en reconnaissant la difficulté de lutter contre un adversaire aussi distingué, nous ne refuserons par le combat. Notre réponse à M. Jules Favre paraîtra dans notre prochain numéro.

Notes de base de page numériques:

1 Camille Billion avait publié en 1810, Observations sur les justices de paix, et en 1824, Des juges de paix en France, ce qu?ils sont, ce qu?ils devraient être, Lyon, Imprimerie de J.-M. Barret.

Notes de fin littérales:

i M. Camile BillionCamille Billion ; juge de paix du 3e arrondissement3e arrondissement de LyonLyon (Hôtel-de-VilleHôtel-de-Ville), a publié sur cette matière deux brochures intéressantes.
ii Il paraît que cette pétition a été insérée dans le PrécurseurLe Précurseur à l?insu de M. Anselme PetetinAnselme Petetin, rédacteur en chef. Ce dernier l?a désapprouvée dans son numéro du 3 de ce mois03 novembre 1832, nous n?avions pas attendu ce désaveu pour savoir a quoi nous en tenir.

 

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