L'Echo de la Fabrique : 18 novembre 1832 - Numéro 56

 A M. JULES FAVRE,1

Avocat, l’un des rédacteurs du Précurseur, mandataire de MM. Souvaneau, Jean Poncet, Colonjeard, Rousset, Bonhomme, Boucher et Mathieu, propriétaires, signataires d’une pétition, contre les ouvriers de Lyon (voir l’Echo nos 54 et 55).

Monsieur,

Nous venons satisfaire à notre promesse de répondre à votre lettre du 5 de ce mois, insérée le 9 dans le Courrier de Lyon. Notre tâche est difficile, nous n’avons garde de le dissimuler, mais la justice de la cause que nous défendons nous rassure contre la faiblesse de nos moyens.

Dans votre lettre précitée vous déclarez que la pétition qui a paru le 28 octobre dernier dans le Précurseur et le lendemain dans le Courrier de Lyon vous appartient exclusivement, et que vous en acceptez l’entière responsabilité. Vous cherchez ensuite à établir que cette pétition ne mérite pas les reproches que l’Echo de la Fabrique lui a adressés. Vous dites aussi qu’une loi qui déterminerait le taux des loyers ne serait ni plus raisonnable ni plus efficace que celle qui a fixé l’intérêt de l’argent.

Quant au premier point de la pétition, vous savez que nous sommes d’accord, et si les pétitionnaires s’étaient bornés à demander un changement dans l’assiette de l’impôt des portes et fenêtres, nous n’aurions rien eu à dire, car nous pensons que cet impôt devrait être supprimé totalement. Nous ne serons pas tout à [1.2]fait de votre avis sur le défaut de justice et d’efficacité de la loi qui fixerait le taux des loyers ; il y aurait une grande différence entre cette loi et celle de 1807 sur l’intérêt. Cette dernière est venue poser arbitrairement un niveau sur toutes les transactions commerciales et civiles, et la conscience publique s’est immédiatement révoltée, parce que dès l’instant qu’on cessera d’être préoccupé par une idée religieuse qui n’est plus de nos jours, on comprendra qu’on peut emprunter ou ne pas emprunter, et que dès-lors, on ne saurait se plaindre d’une chose purement facultative, parce qu’un emprunt, à un taux même exagéré, peut être dans une circonstance donnée, plus utile et plus profitable qu’un emprunt à un taux minime dans une autre circonstance ; mais la loi qui réglerait le prix des loyers ne serait ni plus ni moins juste que celle qui fixe le prix du pain chez le boulanger. Il faut du pain à tout prix, voila pourquoi l’autorité est intervenue pour empêcher des spéculations coupables ; il faut un logement à tout prix, voila pourquoi la loi devrait intervenir. Du reste, c’est une opinion que nous avons émise ; vous n’avez répondu à aucune des raisons dont nous avions cherché à l’appuyer. Nous attendrons une plus ample discussion pour changer d’avis.

Maintenant, jetons un coup-d’œil sur l’ensemble de la discussion qui va s’ouvrir, avant d’en aborder les détails.

La pétition dont s’agit mérite-t-elle l’éloge ou le blâme ? En d’autres termes, est-elle pour ou contre la classe ouvrière ? Voici le point en litige : la seule question à résoudre : dans le premier cas, l’Echo a tort ; mais dans le second, s’il est vrai qu’elle soit écrite dans un esprit de haine contre les prolétaires ; si elle est susceptible d’aggraver leur sort, c’est vous qui aurez tort, et d’autant plus que votre qualité de journaliste libéral, se confondant malgré vous dans votre personne à celle d’avocat, met en contradiction vos opinions confiées à la presse et votre conduite comme jurisconsulte. Portons cette cause au tribunal de l’opinion publique. Nous en sommes tous justiciables en dernier ressort.

Examinons quelle impression cette pétition a produit, même avant que nous l’ayons signalée.

Le Courrier de Lyon en l’insérant l’a fait précéder motu proprio de ces réflexions amères :

« Nous nous empressons de publier la pétition suivante. – Elle [2.1]contient sur une classe de notre population des vérités, telle qu’en les exprimant nous-même et dans des termes semblables, nous aurions craint de soulever contre nous un orage de récriminations et d’injures.

« Il faut que le mal signalé par les pétitionnaires soit bien grand, pour que les défenseurs officieux de la classe ouvrière elle-même croient devoir lui dire d’aussi dures vérités. »

Le rédacteur en chef du Précurseur l’a blâmé sévèrement dans son numéro du 3 novembre. C’est cependant votre ami, vous êtes l’un de ses collaborateurs habituels.

Enfin le Courrier de Lyon, attaqué par nous, a livré à la publicité votre nom et celui de votre frère, et a en même temps ajouté :

« Nous partageons tout à fait les opinions des pétitionnaires, bien que plusieurs des nouvelles dispositions sollicitées par eux, nous paraissent susceptibles d’une controverse fondée. Quel a été notre but dans les remarques dont nous avons fait précéder cette pétition ? De donner plus de force encore aux griefs présentés par les propriétaires, en les étayant de l’autorité irrécusable des défenseurs habituels des classes contre lesquelles la pétition était en apparence dirigée. Nous avons voulu montrer en outre, que les esprits les plus imbus d’opinions démocratiques, les plus révoltés contre la prétendue aristocratie de propriété, étaient obligés de changer de langage et de s’écarter de la rigueur de leurs principes, quand ils descendaient des régions purement intellectuelles dans le domaine des choses positives. »

Ainsi, vous le voyez : vous vous êtes séparé dans cette occasion de ceux avec lesquels vous combattez ordinairement. Vous avez pour vous votre conscience, je le veux bien ; mais vous avez aussi le blâme du Précurseur et l’approbation du Courrier de Lyon. Votre conscience ne vous a-t-elle rien reproché ? La question est hardie ; veuillez l’excuser : pour la décider on ne saurait prendre de meilleur juge que vous-même.

Aussitôt que le Courrier de Lyon vous eut méchamment appelé sur le terrain de la publicité, vous lui avez écrit dans un esprit d’irritation trop facile à apercevoir (voyez le Courrier de Lyon, numéro du 8 novembre). Vous vous êtes plaint de n’avoir point stipulé les conditions que tout homme d’honneur et de sens comprend sans qu’elles soient formulées ; vous vous êtes plaint qu’on ait mêlé dans ce débat le nom de votre frère qui y était étranger ; vous avez déclaré que vous ne vouliez pas qu’on puisse incriminer la conduite politique du Précurseur, et quoique ne désavouant pas la pétition, vous avez soutenu de n’avoir agi que comme simple mandataire des propriétaires lyonnais et non comme rédacteur du Précurseur ni même en votre nom personnel.

Votre frère a également repoussé la responsabilité de l’insertion de cette malencontreuse pétition. L’on voit dans sa lettre, qui fait suite à la vôtre, qu’il est loin de l’approuver, car il annonce avec franchise que si on lui avait demandé son opinion, il aurait répondu qu’une pétition tendante à obtenir un impôt progressif serait préférable. Nous n’attendions pas moins d’un ancien rédacteur de l’Echo de la Fabrique, dont nous sommes les premiers à regretter que les affaires personnelles l’empêchent d’enrichir notre rédaction de ses articles.

Si la pétition est bien, pourquoi, monsieur, tant de bruit ? Vous n’aviez pas stipulé le secret sur votre démarche, ni demandé l’anonyme, et pourquoi l’eussiez-vous fait ? On se cache pour commettre une action honteuse, et si on est surpris, on implore le secret ; mais doit-on craindre de montrer au grand jour un acte louable, une opinion juste. Pourquoi, le Courrier de Lyon va répondre pour nous : « Il a trouvé piquant de mettre le Précurseur en contradiction avec ses principes habituels : il n’a pas de raison, lui, pour ménager cette feuille, mais il conçoit bien que vous désiriez qu’on ne [2.2]se serve pas de votre nom pour compromettre la marche politique qu’elle suit. Tirez à loisir toutes les conséquences qui résultent de ce qui précède : amis et ennemis s’accordent à vous dire que cette pétition est en désharmonie avec les doctrines du Précurseur. Jusqu’à ce jour vous aviez partagé ces doctrines et les aviez poussées aussi loin qu’elles peuvent aller, vous êtes dans le cercle de popilius, c’est assez : sortons-en :

Après ces considérations générales qui doivent être d’un certain poids dans la balance, ouvrons à la discussion la porte à deux battans :

Qu’importe que le Précurseur blâme la pétition, que le Courrier de Lyon l’approuve ; qu’importe que dans cette occasion vous vous soyez séparés de vos amis politiques ? Vous n’avez pas mis vos croyances, vos opinions en servage, Dans les bureaux de M. Anselme Petetin. vous êtes, vous, et puisque vous avez fait la pétition il faut bien que vous l’approuviez. Ainsi donc, au fond, cette pétition mérite-t-elle notre colère ? Voyons :

Nous la désapprouvons sous deux rapports : dans sa forme et dans son but.

Dans sa forme : Vous avez épuisé le formulaire de l’injure la plus sanglante. Avons-nous besoin de répéter ces injures. Nous avons transcrit en entier dans le numéro 54 de l’Echo le paragraphe qui les contenait, et si nous l’avons qualifié de furibond, d’incendiaire, nous ne croyons pas avoir exagéré. Ces injures étaient d’autant plus inutiles et malséantes, que, comme vous l’avez dit, la raison se respecte elle-même et se reconnaît tout d’abord à la sagesse et à la modération du langage.

Dans son but : Comme vous ne connaissiez pas encore, lorsque vous avez écrit votre lettre à laquelle nous répondons, les argumens que nous avons employés dans notre second article (voir l’Echo numéro 55), nous allons les retracer sommairement.

Nous trouvons insolite et acerbe de faire juger spécialement les causes de loyers par les juges de paix ; nous ne consentirions à ce changement de juridiction que sous les conditions que nous avons proposées : 1° l’attribution de toutes les affaires sommaires aux juges de paix ; 2° l’élection de ces magistrats par le peuple ; 3° l’adjonction d’assesseurs également élus. Quant à la simplification de la procédure, nous traitons de monstruosités judiciaires l’exécution provisoire d’un jugement par défaut et le refus de la faculté d’accorder des délais ; nous traitons de liberticide le droit de contrainte par corps octroyé aux propriétaires contre les prolétaires pour paiement de loyeri. Nous avons comparé ce mode d’exécution à l’esclavage des Plébéïens romains, et vous qui avez lu l’histoire vous savez si la comparaison est fausse.

Ainsi nous vous le répétons : vous avez eu tort par la forme inconvenante du langage, et ce tort est grave aujourd’hui ; vous avez eu tort dans le but que vous vous êtes proposé. Faites un retour sur vous-même !

Eh quoi ! au milieu de tant de misères publiques et privées, vous n’avez été préoccupé que d’adoucir le sort des propriétaires ! Vous avez pris la plume, et c’est pour appeler l’animadversion du législateur sur l’immense [3.1]majorité de vos concitoyens ; en supposant que quelques-uns d’entre eux soient coupables de tout ce dont la pétition les accuse, de l’exception vous avez fait la règle, en supposant que la procédure actuelle facilite le locataire de mauvaise foi, vous allez demander à la loi d’appesantir son joug draconien. C’est avec douleur, mais avec vérité, que nous vous le disons, vous avez compromis votre caractère de publiciste et d’avocat ; au moins avouez qu’à votre insu vous avez été l’instrument de passions haineuses plus encore que cupides, que nous sommes loin de vous attribuer. Non ! ce n’est pas vous qui avez conçu cette affreuse pétition. Eh comment ! vous auriez donc en un jour abjuré vos croyances politique dont tant de fois le Précurseur témoigna. D’où vient que nous portons tant de haine à ces hommes, dont le nom circule chaque jour entouré d’épithètes fâcheuses ! C’est qu’ils ont oublié leurs discours, leurs promesses répétés à satiété pendant quinze ans et que la presse enregistra… C’est qu’ils nous ont appris que pendant quinze ans ils avaient joué une double comédie… C’est que nous haïssons les jongleurs politiques… C’est que nous voulons qu’on soit avec César ou avec Pompée… C’est que nous ne pouvons souffrir ces hommes à deux visages qui ont des maximes pour la tribune, d’autres pour la vie privée… Nous demandons, par exemple, à l’avocat qu’il professe dans son cabinet les principes qu’il proclame en public, qu’il ne soit pas démocrate journaliste et avocat aristocrate.

Permettez-nous, à nous hommes du peuple, une réflexion qui trouve ici sa place : Vous voulez, hommes de lettres, hommes politiques, que le peuple vous soutienne dans vos luttes parlementaires, et si vos luttes dégénèrent en insurrections, vous le convoquez (comme dans les journées de juillet) sur la place publique pour combattre et mourir… Et lorsque, forts de sa puissance docile à votre voix, héritiers du sang qu’il a versé, vous avez pris la place de vos rivaux, tout est bien… Et vous pavanant sans vergogne… Rien pour lui… Ses maux, sa détresse, vous oubliez tout…

Bien plus vous cherchez à river la chaîne qu’il croyait avoir brisée et qu’il ne fit que secouer… Et lorsque l’étranger viendra envahir vos campagnes, vos cités, vous l’appellerez encore, ce peuple prolétaire, à défendre une patrie marâtre ! Ne craignez-vous pas qu’un nouvel icilius, se levant, vous réponde avec l’ancien tribun : « Allez, nobles patriciens, défendre vos propriétés. Pour nous, nous n’avons que faire. »

Notre réponse est déjà longue. Cependant, nous en devons une à vos fraternels conseils : encore deux mots :

S’il est des intrigans parmi nous, nous saurons les expulser le jour où ils mentiront à leurs promesses, où ils failliront à leurs doctrines et déserteront nos rangs ; soyez sans inquiétude de ce côté-là. Quant à l’Echo qui, suivant vous, devrait être plus modéré, il le sera, mais le lendemain de la victoire. Si on n’a pas compris sa mission, tant pis ! tant pis pour ceux qui dans ces mots : Emancipation physique et morale de la classe prolétaire, n’auraient vu qu’une phrase sonore ou le programme d’un parti. Tant pis pour ceux qui, ardens promoteurs des révolutions politiques, se scandaliseraient à l’idée d’une révolution sociale ! Tant pis pour eux, car ils ne nous auraient pas compris, et nous ne pourrions nous entendre. S’ils se retirent de nous, nous combattrons sans eux.

L’Echo, né dans des jours difficiles, a reçu pour première mission de défendre la classe prolétaire, et de [3.2]préparer les voies à son affranchissement. Il marche ; il arrivera.

Notes de base de page numériques:

1 L’auteur de ce texte est Marius Chastaing, d’après la Table de L’Écho de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).

Notes de fin littérales:

i On nous dira que la contrainte par corps n’est demandée que dans un cas c’est vrai ; mais une fois entrés dans cette voie exceptionnelle, savons-nous où l’on s’arrêtera ? Et même nous aurions beaucoup à dire sur ce cas ; et que pourrait-on nous objecter si nous transportions dans un sens opposé, aux huissiers (ce qui est loin de notre pensée), ce que les pétitionnaires n’ont pas craint de dire, en parlant d’une classe d’hommes placée par le sort au dernier échelon de la hiérarchie judiciaire, qu’il faut supprimer si cela convient, mais non insulter gratuitement.

 

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