L'Echo de la Fabrique : 18 novembre 1832 - Numéro 56

 AU RÉDACTEUR.

[5.1]Monsieur,

M. Bouvery, dans le dernier mot qu’il m’adresse, sur la question des machines (Echo du 4 novembre), a touché précisément le point délicat et essentiel de la matière. Je ne sais si c’est par sa faute ou par la mienne, que la polémique a tourné si long-temps autour de ce point capital, au lieu de l’aborder franchement ; mais il me semble que je l’avais assez nettement indiqué, en disant que tout le problème de l’utilité des machines était dans le choix des moyens propres à empêcher le monopole de leurs résultats, et la concentration de leur propriété en un petit nombre de mains.

M. Bouvery adopte en effet la supposition que j’ai prise d’une machine universelle accomplissant tout le travail industriel d’une société quelconque, et il avoue que cette machine serait un bien pour tout le monde, si elle était exploitée au profit de tout le monde, et non pas monopolisée par un seul individu.

Mais comme j’ai dit : que dans toutes les mesures à prendre pour prévenir ce monopole, il ne faudrait violer aucun droit, M. Bouvery me demande s’il sera possible de respecter cette condition, et si le droit de propriété n’est pas déjà compromis par la position de la question.

Je parle, fort heureusement, à un public qui ne se scandalise pas sans savoir pourquoi, et qui étudie les choses avant de les condamner. Partout ailleurs, peut-être, on répondrait à ce que je vais dire par un seul mot, mot terrible qui finit tout et dispense de raisonner : Saint-Simonien !!

Mais le public de l’Echo se soucie fort peu que la vérité soit saint-simonienne, si c’est la vérité ; il a, depuis un an, disséqué bien des idées, rejeté bien des erreurs, et les notions de l’équité sociale et politique y ont fait assez de progrès, pour que toute vérité maintenant soit bonne à lui dire, sans scrupule et sans danger.

Le droit de propriété n’est pas tel que la société ne puisse le modifier quand elle le juge convenable, quand la civilisation le demande pour faire un pas nouveau dans la voie du perfectionnement matériel et moral du plus grand nombre.

La définition qu’en donne le code lui-même, prouve que la notion véritable de la propriété n’est pas si nouvelle que se l’imaginent les gens qui crient au pillage toutes les fois que le droit fait invasion dans leurs privilègesi.

Le droit de propriété n’est, en réalité, qu’un droit d’usufruit, et ce droit même n’est pas absolu, comme je vais le démontrer. La loi, et une loi qui pourrait être faite demain, si la majorité des intelligences était représentée dans l’état, le modifierait sans que personne eût rien à dire.

Tous avez une maison au milieu des champs, vous pouvez en user à votre gré : mais si vous y mettez le feu, même sans aucun danger pour la propriété d’autrui, vous allez aux galères réfléchir sur le droit de propriété, et apprendre qu’il n’est absolu que pour la société, et que pour l’individu il n’est que conditionnel.

Vous avez un terrain que vous pouvez tourner et retourner comme il vous plaît ; mais si vous y découvrez une mine, elle n’est pas à vous : il faut, pour que vous en jouissiez, que l’état, c’est-à-dire le représentant de [5.2]la société vous la concède, et il ne vous la concèdera que pour un temps limité, après lequel il faudra obtenir une nouvelle concession.

Vous avez une créance, père de famille, vous ne pouvez en mourant la léguer à un étranger : la loi en dispose en faveur de vos héritiers naturels, et dans une proportion qu’elle a déterminée d’avance et que vous ne changerez pas.

Mille autres exemples prouveraient que maintenant déjà le droit de propriété, si nettement défini par le code, n’est que l’usufruit de l’objet possédé, et que la propriété est à la société qui en dispose suivant des volontés exprimées plus ou moins directement par l’état. La loi sur l’expropriation, pour cause d’utilité publique, que l’industrie réclame à grands cris, et que le ministère sera certainement forcé de présenter dans le cours de la prochaine session, démontrera cette vérité d’une façon irrécusable.

Non seulement l’objet, le fond de la propriété n’est pas à l’individu, mais encore, et c’est là une conséquence directe du premier fait, l’usufruit, le revenu lui-même est soumis à toutes les conditions qu’il plaît à la société d’imposer au propriétaire.

L’impôt, par exemple, est une de ces conditions : l’état, c’est-à-dire le mandataire du plus grand nombre, peut accroître ou diminuer l’impôt ; ou, ce qui est la même chose, diminuer, et accroître le revenu, et peut doubler, tripler la somme qu’il prélève sur les revenus de chacun ; peut même spécialiser cette charge, la faire peser sur telle classe des propriétaires plutôt que sur telle autre.

Mais voici qui est plus fort : quand l’état ne trouve pas de propriété matérielle à imposer, il peut frapper l’industrie et le travail, c’est-à-dire les instrumens du revenu. Il peut modifier tout ce qui est valeur ; il a un droit souverain et sans restriction d’administration et de distribution sur toutes les richesses générales et particulières.

Quel obstacle M. Bouvery voit-il donc à soumettre les inventeurs et les possesseurs de machines au droit universel ? Pourquoi ces grands agens de la richesse seraient-ils une propriété privilégiée ? Pourquoi la société renoncerait-elle à diriger précisément l’instrument le plus puissant de bien-être ou de misère générale ?

Je crois que M. Bouvery n’a pas étudié d’assez près ce qu’on appelle le droit de propriété. Ce droit n’est rien qu’une garantie donnée par le plus grand nombre à l’individu, afin de protéger la chose contre les violences particulières. Mais ce n’est pas une renonciation de la société à la propriété absolue, d’objets qu’elle ne fait que prêter aux individus, pour en user suivant les conditions qu’elle leur impose à présent, ou qu’elle voudra leur imposer dans l’avenir.

Cela suffit pour faire voir qu’il sera très facile d’empêcher le monopole des machines entre les mains des capitalistes. Quand les capitalistes n’auront pas le privilége exclusif de faire les lois et d’organiser la société à leur profit ; quand les masses seront représentées et que l’état sera, comme je l’ai dit, le résumé, la personnification des intérêts et des droits de tous, et particulièrement de ce droit de vivre, en travaillant, que chacun apporte en naissant, et qui a réclamé avec une si déplorable énergie sa place dans nos lois, dans des jours dont Lyon célébrera bientôt, Monsieur, le funèbre anniversaire.

Je suis ramené, par ce que je viens de dire, à la seconde question que traite M. Bouvery, et que je ne puis aborder sans citer ses paroles :

«  [6.1]M. Petetin prétend que j’ai de la répugnance à me placer franchement au point de vue politique, sans examiner si de ma part cette répugnance ne serait pas fondée ; vu mon peu de lumières en pareilles matières, je dois lui dire qu’il se trompe, car je crois qu’il n’y a pas de résultat possible sans la politique, seulement je répugne à me placer à son point de vue. Le principe des républiques, dit Montesquieu, c’est la vertu. Or, M. Petetin croit-il que dans notre vieille société gangrenée au cœur par l’excès de la civilisation, et qui succombe sous le poids de ses vices, croit-il, dis-je, que la vertu ait beaucoup d’empire ? Je ne doute pas que s’il avait à me répondre demain, il ne me répondît par l’affirmative ; car il est encore sous le charme prestigieux de ces séduisantes théories d’autant plus dangereuses que leur impossibilité ne peut être démontrée que par l’expérience, et qu’il n’est que trop vrai que l’expérience ne profite qu’aux individus et non aux masses. Sans cela, il comprendrait que ce que l’on nomme si fastueusement le progrès, n’est qu’une prime d’encouragement accordée à toutes les passions mauvaises de l’humanité, pour se produire et se développer librement. »

Je suis vraiment affligé (et ceci n’est point une phrase de rhétorique, mais l’expression d’un sentiment sincère et profond), je suis affligé de voir un homme tel que M. Bouvery, proclamer des idées qui, si elles étaient adoptées par les classes populaires, amèneraient promptement une complète démoralisation politique, et livreraient le pays à des désordres sans fin.

Si le progrès était ce que prétend M. Bouvery, il faudrait avouer que tous les hommes généreux qui ont vécu et qui sont morts pour le développement de la liberté ; que tous ceux qui travaillent aujourd’hui pour l’amélioration des masses populaires ; que vous, Monsieur, qui plaidez avec tant d’ardeur pour l’émancipation des prolétaires ; que M. Bouvery lui-même, qui a, si je ne me trompe, déployé quelque zèle au service de cette cause sacrée ; que nous tous, enfin, qui trouvons le passé mauvais, et souhaitons un meilleur avenir, nous sommes de grands misérables ou de grands fous.

Il faudrait se hâter de briser l’œuvre si pénible et si longue de la révolution de 89, et retourner aux temps féodaux, aux siècles de l’esclavage romain.

Mais, je l’espère, cette parole n’est pas l’expression d’une croyance populaire ; elle aura, j’en suis sûr, scandalisé bien d’autres que moi, je veux croire même que M. Bouvery ne l’a laissée échapper que par mégarde, et que lui-même s’étonne aujourd’hui d’avoir fait invasion dans les doctrines du Courrier de Lyon, et d’avoir écrit une chose qui semble un plagiat de M. Fulchiron.

M. Bouvery me fait l’honneur de me croire encore sous l’influence des illusions étourdies de la jeunesse. Il serait fort inconvenant, sans doute, de réclamer contre une pareille imputation. Ce qui la rend surtout si précieuse à ceux qui trouvent mauvais qu’on dérange quelque chose au présent, et qui n’osent pas contester le droit sur lequel nos idées s’appuient, c’est qu’elle ne permet ni ne demande aucune réponse.

Mais un esprit aussi grave que M. Bouvery, devrait bien penser que des hommes, qui ont le sens commun, ne se contenteront pas d’un mot de Montesquieu (mot mal compris et mal interprêté), pour renoncer à des doctrines qu’ils ont pris la peine d’en former par l’étude consciencieux des hommes et de l’histoire. La vertu, dont parlait Montesquieu, n’était pas autre chose que l’intérêt personnel bien entendu. Or, c’est précisément l’intérêt bien entendu de tous les individus composant les masses populaires qui forcera les aristocrates de toute nature à faire les concessions que le temps a rendues nécessaires ; c’est cet intérêt qui poussera les prolétaires à réclamer l’exercice de leurs droits, et l’intérêt qui fera céder les propriétaires à ces réclamations.

Quant à la vieille société gangrenée au cœur par l’excès [6.2]de la civilisation, c’est une phrase toute faite que M. Bouvery n’a pas eu même le mérite d’inventer, et dont je ne comprends pas encore bien le sens, quoique je l’aie lu je ne sais combien de fois.

Le présent, Monsieur, vaut mieux que le passé ; – l’avenir vaudra mieux que le présent. C’est cette pensée qui console des dégoûts qu’on rencontre dans l’accomplissement d’une tâche qui prépare cet avenir, et constamment du chagrin d’être mal compris et calomnié innocemment par ceux mêmes qu’on regarde comme des alliés,

Agréez, Monsieur, etc.

Anselme Petetin,

Rédacteur en chef du Précurseur.

Notes de fin littérales:

i Les particuliers ont la libre disposition des biens qui leur appartiennent, sans les modifications établies par les lois. (Article du Code Civil.)

 

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