L'Echo de la Fabrique : 25 novembre 1832 - Numéro 57

 VOUS FEREZ BIENi.

Voila trois mots qui en disent plus qu?il ne paraît au premier d??il : Vous ferez bien. C?est la formule banale que les praticiens mettent au bas des requêtes qu?on présente aux juges, pour et à l?insu des plaideurs ; alors, elle a quelque chose de grandiose, car elle est synonyme de celle plus moderne : ferez justice. Bien et justice sont analogues. Mais que dites-vous de ces mots prononcés en audience publique par un président à l?encontre d?un de ses collègues :

Avant que de répondre vous voulez connaître les circonstances, et suivant le proverbe, c?est le ton qui fait la musique, vous voulez savoir quel air avait ce président en prononçant ces mots ? Je peux vous satisfaire : c?était un de ces jours derniers, n?importe lequel, dans une vaste salle où se tient ce qu?on appelle conseil des prud?hommes : un pauvre hère trompé, volé par son maître et seigneur ; en d?autres termes, un chef d?atelier plaidant contre un négociant était à la barre du conseil ; il répondait d?une voix piteuse aux interpellations brusques et quasi-colères d?un autre négociant auquel une loi, de lui inconnue, (il m?a assuré ne l?avoir pas votée, ni chargé personne de voter pour lui) donnait ce pouvoir. Il répondait tant bien que mal ; à force d?avoir répété sa leçon tout le long du chemin, [4.1]il l?avait oubliée en montant l?escalier ; arrivé dans la salle il s?en était souvenu un moment, mais dès l?instant que l?huissier, d?une voix rauque et goujonnique, l?eut appelé, il oublia tout complètement. Les badauds s?en amusaient au lieu de prêter aide et assistance à ce brave homme.

J?oubliais que par un décret de sa majesté présidente, le droit d?assistance est prohibé ; faute donc d?un défenseur il ne savait plus que dire, lorsqu?un des prud?hommes, se souvenant qu?il était le confrère du réclamant, prit la liberté grande de lui dire : Vous oubliez de demander? Je ne me souviens plus quoi, mais enfin quelque chose qui contrariait diablement le négociant, partie adverse. M. le président, oubliant alors et l?auditoire et les plaideurs, se retourne furieux vers son collègue et lui dit : Vous ne devez parler que quand je vous y inviterai. C?était passablement malhonnête, autant en dit un pédagogue, dans sa classe, aux gamins qui l?habitent et qui tremblent devant sa férule ; autant en dit un père sévère à la petite fille indiscrète qui ne sait pas que le privilége de toujours parler n?appartient qu?à madame sa mère qui l?a conquis et le garde par droit de prescription. Or, le collègue de mondit sieur président, n?étant ni un gamin ni une petite fille, fut formalisé d?être ainsi apostrophé, mais, dévorant son injure, il ajouta modestement, quoique sans baisser les yeux, ces mots qui n?étaient pas dépourvus de malice : J?ai dit tout ce que je voulais, je n?ai plus rien à dire, c?est-à-dire, je vais me taire. M. le président comprit la soumission de son subordonné. Cela eût dû désarmer sa colère ; il n?en fut rien ; et l?assemblée, moitié goguenarde, moitié tremblante (j?étais du nombre des goguenards), l?entendit prononcer le terrible vous ferez bien.

Maintenant, vous en savez autant que moi ; quel sens faut-il donner à cette phrase, d?abord est-elle du genre sublime comme le quos ego de Virgile, ou du genre naïf comme le quoiqu?on die ? Je suis persuadé, quant à moi, qu?elle n?est ni du genre honnête, ni du genre amical ; mais, sans nous inquiéter de la classification que les grammairiens voudront lui donner, plaçons-la dans le genre brutal, et voyons ce qu?elle signifie : Vous ferez bien, selon moi, est la contre-partie de vous ferez mal si vous faites autrement, et comme faire mal mérite une punition, de conséquence en conséquence, on arrive à dire, je vous punirai ; et d?après le ton qu?avait M. le président, en moriginant son collègue, il avait l?air de lui dire : Si vous continuez à parler je vous punirai. Voila mon avis, n?est-ce pas le vôtre.

Et dès-lors, voyez combien ces mots si simples en apparence, renferment un sens grave et menaçant. J?en frémis, je ne peux les comparer qu?au cheval de bois qui, dans ses larges flancs, portait toute une armée destinée à incendier la ville de Priam. Je ne veux pas dire par là que M. le président soit un cheval ou qu?il faille une armée pour dompter son collègue, et j?ai soin de le dire de crainte d?interprétation fâcheuse : il est des gens si méchans, et l?Echo a si mauvaise réputation.

Notes de fin littérales:

i Voir l?Echo, numéro 56 (séance du conseil des prud?hommes). Nous pensons que l?arme du ridicule est suffisante pour faire justice de cet acte de despotisme du président des prud?hommes, envers M. CharnierCharnier, prud?homme ouvrier ! si cela devenait nécessaire nous saurions combattre avec des armes plus sérieuses et plus incisives. Des bruits d?interdiction ont circulé, que ce fonctionnaire se rassure ; on n?oserait?

 

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