L'Echo de la Fabrique : 2 décembre 1832 - Numéro 58

 

[6.1]La lettre suivante a été adressée au rédacteur du Courrier Français.

Ce journal ne l’ayant point encore insérée, on nous en envoie copie, en nous priant de la publier ; nous n’hésitons pas à lui donner place dans nos colonnes, et nous la reproduisons textuellement : elle servira de réponse aux détracteurs des ouvriers ; elle restera comme une preuve du bon sens, de la sagacité et de l’esprit d’ordre de cette classe laborieuse si souvent calomniée.

Paris, le 9 octobre 1832.

Monsieur le Rédacteur,

« Vous dites, dans votre numéro du 6 novembre, que les ouvriers en bronze se sont réunis à la barrière des Amandiers, pour y délibérer sur la question de demander une augmentation de salaire, et vous dites qu’on ne peut que regretter de voir ces réunions se multiplier.

« Je suis l’un de ces ouvriers ; je suis même l’un des commissaires nommés ; et comme j’estime votre journal, que je lis deux jours après qu’il a paru, parce que je n’ai pas le moyen de le lire plus tôt ; je vous prierais de me dire pourquoi vous regrettez nos réunions, vous me rendriez service.

« Vous vous réunissez entre vous, gens aisés, pour nommer des députés, pour faire des comités polonais, grecs et italiens, de la presse, des élections et autres associations patriotiques très variées (et parmi toutes ces assemblées, je remarque en passant qu’il n’y en a pas qui s’occupent du commerce et de nous, ouvriers, qui sommes français et membres de la patrie) ; pourquoi ne nous assemblerions-nous pas pour parler paisiblement de nos affaires, de notre gain, et de celui de nos familles et des intérêts de notre industrie ? Pourquoi, ce qui est permis à la bourgeoisie nous serait-il défendu si nous sommes aussi paisibles qu’elle ? Eh bien ! je vous assure que connaissant les séances de la chambre par votre journal, car je n’y vais jamais, vu qu’il faut travailler pour gagner le pain de chaque jour, je trouve que notre réunion a été tenue avec autant, et je dirai plus de décence. On n’y a pas crié comme dans les autres, lorsque vous mettez cris à l’ordre, tumulte effroyable, agitation impossible à décrire. Ajoutez que nous nous sommes occupés de notre industrie qui fait vivre, en fait d’ouvriers, plus de 5,000 hommes avec leurs familles, dans Paris, sans parler des fabricans et des commissionnaires, et qui est une des gloires de la France. J’ai vu aussi dans votre journal, Monsieur le rédacteur, que souvent à la chambre des députés on s’occupe d’affaires moins importantes, et qui, comme vous l’observez, n’ont pas grand rapport avec la gloire de notre pays.

« Vous regrettez que nos réunions aient lieu ; mais il est bien plus à regretter, que depuis trente mois nos journées aient baissé de plus de moitié : celui qui gagnait 6 fr, n’en gagne pas 3. Cependant notre appétit est resté le même. Puisque personne ne s’occupe de nos besoins, et vous pas plus que d’autres, Monsieur le rédacteur, je vous demande pardon de vous le dire, laissez-nous parler de notre position : ça soulage d’espérer ensemble.

« Si le nombre de vos abonnés diminuait de moitié (et Dieu veuille plutôt qu’il double), vos actionnaires se réuniraient aussitôt pour demander une augmentation d’abonnés, et ils feraient bien. Pourquoi s’effrayer de ce que des ouvriers, que la dureté des temps rend [6.2]malheureux, se réunissent pour demander une augmentation de salaire ?

« Tous ont des droits, car tous sont hommes : seulement chacun doit être pacifique et ne pas troubler la liberté des autres ; ce que nous faisons très certainement, car nous voulons que le fabricant gagne sa vie aussi bien que nous la nôtre ; et nous n’employons que des moyens de persuasion.

« Votre article, Monsieur le rédacteur, provoque indirectement la police à empêcher nos réunions, tandis qu’elle nous laisse faire. Ce n’est pas bien d’agir ainsi contre de pauvres ouvriers : ce n’est pas libéral d’être plus intolérant que la police, et je suis sûr que vous en serez bien fâchés vous-mêmes, parce que tout ce que je vois dans votre journal me persuade que vous, êtes un homme de bien. Pour réparer le mal, je vous prie, Monsieur le rédacteur, de vouloir bien insérer ma lettre. Je vous en serai reconnaissant et mes camarades aussi. Je vous avertis aussi que vous avez été mal informé, car vous dites, par exemple, que la réunion comprenait les fondeurs, et il n’y en avait pas un seul.

« J’ai l’honneur, etc.

BUISSON,

Ouvrier ciseleur. »

 

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