L'Echo de la Fabrique : 6 janvier 1833 - Numéro 1

 Revue législative.

Un écu ne peut jamais se perdre.
Parole de NAPOLÉON.

La chambre des députés vient d?adopter à la majorité de 174 votans contre 73, un projet de loi sur la prescription des sommes confiées à la poste pour être remises à destination et non retirées. Un seul amendement à été admis, il consiste à porter à huit ans le délai exigé pour prescrire, au lieu de celui de cinq proposé par le ministère. Tous les autres amendemens relatifs soit à la diminution du port de l?argent, soit à la suppression du [4.1]timbre pour les sommes au dessous de dix francs, ont été écartés.

Ainsi, l?adoption de ce projet de loi constate deux choses, 1° le gouvernement a revendiqué le droit de prescription ; 2° il n?a rien voulu faire dans l?intérêt spécial de la classe pauvre.

Relativement à la prescription, nous savons tout ce que l?on peut dire en sa faveur ; aussi, nécessaire après trente ans, elle n?est qu?excusable pour les époques plus rapprochées ; le gouvernement peut-il prescrire comme un simple particulier, prescrire contre un titre, lui dépositaire, il y a quelque chose à cela de choquant et qui répugne à la morale. Il fallait alors, puisqu?on voulait se libérer sans bourse délier, il fallait étendre la prescription au moins à dix ans et assujettir le ministère à présenter à chaque période décennale aux chambres l?état des sommes restées en dépôt à la caisse des postes, et à demander l?autorisation de les verser dans celle du trésor public. Il fallait encore réserver les droits des tiers et dire que toute réclamation justifiée serait accueillie non comme faveur mais comme un droit, et la somme remboursée. On devait se souvenir qu?il n?est jamais permis de s?enrichir aux dépens d?autrui ; on devait avoir égard aux destinataires la plupart prolétaires, soldats ou marins.

A l?égard des amendemens qui tendaient à obtenir soit la suppression du timbre, soit la diminution du prix du port de l?argent et qui ont été présentés par MM. Grammont1 et Taillandier2. Leur rejet, plus déplorable encore que l?admission de la prescription, que, rigoureusement parlant, on peut soutenir en droit en l?entourant de réserves utiles, ce rejet prouve le peu de sympathie des hommes du pouvoir actuel envers leurs concitoyens pauvres, et la nécessité que ces derniers soient enfin représentés.

La poste est la banque3 du prolétaire. C?est à elle seule qu?un fils peut confier la modeste épargne faite sur son salaire et qu?il envoie à la pauvre veuve vieille et infirme à laquelle il doit le jour ; c?est à elle seule que de tendres parens remettent les rares écus qu?ils ont économisé pour adoucir le sort d?un défenseur de l?état. C?est ainsi presque toujours pour un service pieux que la poste est employée. Dès lors le gouvernement qui n?est institué que dans l?intérêt des citoyens, aurait dû faire opérer ces transports, sinon gratuitement, du moins à peu de frais. Il aurait dû considérer la position des envoyeurs et des destinataires. Plus le citoyen est pauvre plus l?état lui doit, c?est là le but de la société.

Si le citoyen pauvre pouvait s?adresser ailleurs qu?à la poste pour l?envoi des modiques fonds qu?il est obligé de faire parvenir, s?il pouvait, comme le négociant, l?homme riche, s?adresser à un banquier ; mais, sauf de bien rares exceptions (M. Lafitte en était une), quel est le banquier qui voudrait recevoir dix francs d?un journalier et les envoyer à son fils, à Paris même. Ne pas multiplier ses écritures, dût un malheureux mourir de faim, c?est l?ultima ratio du banquier. Si le mot d?égoïsme n?existait pas, il faudrait l?inventer précisément pour ce cas.

Il y aurait donc eu acte de moralité, de sagesse, disons aussi de prudence, de la part du gouvernement, s?il eût profité de cette occasion pour commencer l?amélioration tant promise du sort des prolétaires. S?il eût voulu, ne voulant rien faire par le peuple, faire tout pour le peuple, suivant la maxime gouvernementale tant prônée. [4.2]N?aurait-on pas dû supprimer l?impôt du timbre sur les envois au dessous de 100 francs, le fixer à 35 c. de 100 à 500 fr. et ensuite progressivement. N?aurait-on pas dû également n?exiger que 5 c. pour 5 fr. et au dessous, 10 c. pour 10 fr. et ainsi de suite jusqu?à 100 fr. ; au dessus, un tarif sagement progressif aurait pu être établi.

Ce ne sont pas là des utopies mais des vérités pratiques dont on aurait dû faire l?essai, mais comment espérer leur triomphe à une tribune occupée exclusivement par la propriété, non pas même par celle qui est en rapport plus ou moins immédiat avec la classe pauvre, mais par celle qui ne connaît les besoins de la vie que par ouï dire, comme le paisible habitant du Marais connaît les dangers de la guerre, les angoisses du naufrage.

Aussi M. Dupin aîné est-il venu dire gravement : « Il ne faut pas céder à des sentimens philantropiques qui nous égarent loin du but, qui enfin agacent les nerfs? il faut examiner ces questions avec les lumières de la froide raison, et voir si les propositions faites sont fondées en droit. Toutes les lois doivent avoir le caractère de la généralité? Si au contraire vous allez recherchant quels peuvent être les inconvéniens particuliers des lois, vous vous exposez à faire de mauvaises lois? Il ne faut pas examiner si les sommes sont envoyées par un père à son fils, par un frère à sa s?ur ; vous arriveriez à faire des distinctions de fortune, à tarifer les sommes, etc., etc. »

Nous nous permettrons de trouver ce langage bien inconvenant dans la bouche d?un représentant du peuple. Jusqu?à ce jour nous avions cru que le bonheur public se composait du bonheur particulier du plus grand nombre, et que dès lors il était nécessaire de connaître les inconvéniens particuliers d?une loi.

Vous dites, Me Dupin, qu?il ne faut pas examiner qui a envoyé la somme, si c?est un homme riche ou pauvre, et pourquoi ne le faut-il donc pas ? Vous savez bien faire cette recherche dans tel cas qui vous plaît ; par exemple lorsqu?il s?agit de la formation d?un collège électoral, d?un jury, d?un conseil municipal et même d?un conseil de prudhommesi4. Vous allez bien alors vous enquérant de la position, de la fortune des individus, et vous ne pouvez vous livrer à cet examen, lorsqu?il s?agit de venir au secours de l?humanité, d?améliorer le sort du prolétaire. Ce n?est cependant que par cette investigation, par cette sollicitude pour les petits intérêts, que peut commencer l?ère de l?abolition du prolétariat. Si vous l?oubliez, hommes du pouvoir, qu?aurez-vous à montrer au jour de l?inventaire ? Députés, on voit bien que vous n?avez jamais eu besoin de confier à la poste une somme de 20 fr., fruit d?une économie de trois mois ; tant mieux pour vous, mais si vous ne pouvez dire que vous avez appris par le malheur à secourir le malheurii, méditez au moins cette belle maxime : Je suis homme et rien de ce qui touche l?humanité ne m?est étrangeriii.

Notes de base de page numériques:

1 Le marquis A.-M. Grammont (1766-1841), alors député de la Haute-Saône.
2 A.-H. Taillandier (1797-1867), député du Nord depuis juillet 1831.
3 Depuis la période révolutionnaire, la poste était un monopole d?État. En 1804, la Direction générale des postes avait été rattachée au ministère des Finances, et en 1817 avait été créé le système des mandats, favorable à la circulation des petites sommes d?argent.
4 Niccolo Machiavelli (1469-1527), philosophe et homme politique florentin.

Notes de fin littérales:

i Pour élire les prud?hommes de LyonLyon, on n?a appelé que les chefs d?atelier possédant quatre métiers, et cela dans l?intention évidente, suivant la maxime de MachiavelNiccolo Machiavelli, de diviser la classe prolétaire elle-même, en armant la jalousie de ceux qui ont moins, contre ceux qui sont censés avoir quelque chose de plus.
ii Non ignara mali miseris succurere disco. VirgileVirgile.
iii Homo sum et nil humanum a me alienum puto. TerenceTerence.

 

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