L'Echo de la Fabrique : 27 janvier 1833 - Numéro 4

 De la représentation des non propriétaires.

Quoi qu’on fasse il est présumable qu’il existera toujours de grandes inégalités de condition, et que la société demeurera un composé de classes arrangées par étage, en dépit des lois qui proclameront l’égalité des citoyens ; mais il arrivera que les classes supérieures, poussées par celles qui les suivent, peu à peu disparaîtront dans leur sein, celles-ci s’abîmeront à leur tour, en sorte que la hiérarchie sociale, comme les flots de la mer, ira toujours se renouvelant sans se détruire.

Ce phénomène vient de s’accomplir sous nos yeux. Il y a quarante ans, nous avons vu mourir la noblesse féodale ; l’heure de la retraite a sonné pour la noblesse titrée. Une chose digne de remarque, qui démontre qu’elle est bien morte en effet, c’est qu’elle a pris fin sans bruit, sans convulsion. Après la nuit du 4 août 1789 l’empire a pu refaire des barons et des comtes ; il n’aurait pas pu rendre à ces dignités leurs anciens privilèges ! Aujourd’hui nous défions de rétablir les nobles de la restauration. Autrement, à coup sûr, M. Périer eût été fait duc comme M. Decazes, et nous aurions pour le moins un vicomte Barthe, un marquis Thiers et un baron Humann.

La classe des nobles a donc disparu sans retour, chassée par la classe bourgeoise ; celle-ci occupe le premier rang, tient le pouvoir dans sa main, gouverne l’Etat sans contrôle ; elle siège dans les deux chambres, dans les collèges électoraux ; dans le jury, non plus comme noble, mais comme propriétaire. On peut être un homme de rien et jouer un rôle, mais malheur à celui qui n’a rien. Pour être quelque chose on peut se passer de titre, mais il faut avoir quelque chose.

Or, la classe de citoyens ayant ce quelque chose de visible, de palpable, auquel la loi attache une prérogative politique, cette classe légale de bourgeois est fort peu nombreuse ; elle forme réellement une aristocratie tout aussi concentrée que la noblesse de l’ancien régime, et tout aussi jalouse de ses privilèges. A elle les honneurs, les emplois, les faveurs administratives. Les éligibles forment entre eux comme une société d’assurance contre l’invasion des prolétaires dans les fonctions publiques de quelque importance ; ils disciplinent sous eux les petits électeurs, leur garantissant des positions locales, à condition d’en être soutenus au jour des élections. Parlez à ces nouveaux patriciens d’entrer en partage de l’influence politique avec les non-censitaires, vous en serez repoussés avec colère, avec dédain. Guerre ! guerre, disent-ils, au prolétaire éloquent ! Ils sont environ 150,000, et la France a 32 millions d’habitans.

[8.1]A défaut d’autre nom, servons-nous donc de celui de non propriétaire, pour désigner les citoyens qui, ne payant guère que l’impôt de consommation, sont exclus légalement de toutes les fonctions politiques, et, par le fait de la plupart des emplois. De même que la bourgeoisie, ou tiers-état, a remplacé la noblesse, la classe des non propriétaires, jadis inaperçue, est montée au rang du tiers-état. Comme lui elle s’aperçoit aujourd’hui qu’elle supporte la plus lourde part des charges de la société, sans entrer dans le partage des bénéfices. Non-seulement les lois politiques, mais les lois civiles, les lois de finances, les lois de douane sont élaborées, sans que les non propriétaires aient à intervenir. Les propriétaires disposent à leur gré des tarifs, qui élèvent ou abaissent le prix des denrées les plus nécessaires à la vie. Les prohibitions, les monopoles frappent sur les intérêts matériels aussi bien que sur les intérêts moraux. Il y a long-temps que nous l’avons dit : la cour, la propriété, la bourse, ont eu chacune leur liste civile, et le nouveau tiers a été chargé de les payer.

Il est évident qu’un tel état de choses ne saurait durer et que la bourgeoisie n’a pas plus que l’ancienne noblesse, qu’elle remplace, le droit exclusif d’être représentée. Que la propriété, la classe actuelle des électeurs aient des intérêts respectables, nous ne le voulons pas nier : eh bien ! que ces intérêts se réfugient dans la chambre des pairs ; mais que les petits contribuables, les non censitaires, les prolétaires en un mot, soient introduits dans la chambre élective. C’est justice, c’est prudence, c’est nécessité. Croyez-nous, hommes du privilége, vous vous débattrez vainement contre elle, vous vous ferez peut-être du mal à vous et à nous, mais il vous faudra obéir tôt ou tard à cette loi de la société.

(Le National, 26 décembre 1832, n° 361.)

 

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