L'Echo de la Fabrique : 3 février 1833 - Numéro 5

 LE CAFÉ CORTI,
CI-DEVANT D’APOLLON,

ou
L’auto-da-fé de la Glaneuse.

Si l’on élève un temple au juste-milieu, c’est au café Corti qu’il faut aller chercher les desservans du nouveau dieu. Là on y trouvera des hommes d’étoffe sacerdotale. Les habitués de ce café ont en général la morgue, l’intolérance du prêtre ; ils ont aussi et peut-être plus que lui la couardise qui sait faire injure et n’en sait pas rendre raison ; cependant ils étaient réputés libéraux avant que le mot bousingot, qui fait frémiri, eût été inventé.

Comment en un vil plomb l’or pur s’est-il changé ?

Ah ! dame, les bonapartistes de 1815, les carbonari de 1820 portent aujourd’hui perruque.

Ce café était connu sous le vocable d’Apollon, mais le dieu de la lumière, indigné d’un trait récent de barbarie, commis naguère sans respect pour lui, contre une jeune fille qu’il affectionne (ce qui fait supposer généralement qu’il en est le père), a fait défense au propriétaire d’invoquer son nom. Avant de raconter cette histoire tragique, faisons un tour de flaneur dans le café.

Il n’est pas élégant suivant nos modernes idées de luxe, mais confortable. Il partage avec Casati la réputation de fournir les meilleurs déjeûners au chocolat. Défense de fumer ; mais alors pourquoi M..... et M..... parlent-ils si haut. Du reste, on joue le piquet, l’écarté, et puis on baille.

De tous les journaux que le propriétaire reçoit, c’est [4.2]le Courrier de Lyon qui a les honneurs de la séance. Là il trouve des lecteurs ; que dis-je ? des admirateurs ! Peste qu’il a de l’esprit ce petit avocat Jouve, s’écrie le bruyant et long Mor.... ; mais un vieux papa à la bouche édentée sourit en tapinois, car lui qui lit jusque sous le tiretii, a vu au bas de l’article Figaro, l’innocente affiche qu’on consulte parfois, se trouve côte à côte de l’utile Journal-Gallois et des Débats, qu’autrefois rédigeaient des hommes de talent ; le Constitutionnel qui a suivi l’exemple des Marmont de l’empire, et devenu riche, oublie sa gloire et ne se souvient de ses dangers que pour en éviter de pareils, a conservé des partisans. Le National est vierge de lecteurs.

On y reçoit aussi, croirait-on, l’incendiaire Echo de la Fabrique !… Mais on est bien aise de savoir ce qui se passe dans le camp ennemi. L’Echo a de nombreux adversaires, non-seulement à raison de ses principes, mais encore par rapport aux intérêts qu’il met en jeu. Aussi on le prend avec dédain, on le lit avec colère, on le rejette avec fureur, mais on y revient par besoin et pour achever une lecture interrompue par la violence. D’ailleurs, que sait-on ? si on pouvait y trouver matière à réquisitoire !

Un de ces jours passés ; lequel ? peu importe, je ne sais par quel hasard, un porteur malencontreux vint étourdiment déposer sur le comptoir le journal républicain de Lyon par excellence, LA GLANEUSE, feuille maudite s’il en fut jamais, par tout ce qui porte un cœur de… banquier.

On souffre bien le Précurseur, parce que, discutant toujours, ne plaisantant jamais, son poison peut être neutralisé, on le pense du moins, par le Courrier de Lyon ; car l’article du raisonnement, c’est le fort du Courrier et de MM. du café Corti. Mais comment répondre à un journal qui combat à la manière des Parthes, et lance ses traits en fuyant.

A l’aspect du journal couleur de sang, si vous eussiez vu les mines s’allonger !… Si vous eussiez vu… c’était vraiment pitié ! Je vous en parle savamment, j’étais témoin oculaire. Tel qu’un voyageur arrêté tout-à-coup par la vue d’un lion qui, prêt à s’élancer sur lui, le provoque au combat et semble s’exciter lui-même en battant ses larges flancs, et gratte la terre dont il fait voler autour de lui la poussière, comme pour indiquer à son adversaire que là doit être creusée une tombe ; ainsi une terreur panique comprima tous les sens, crispa tous les visages… Quelle consommation il se fit en ce moment de bavaroises, d’eau sucrée… Il fallait bien que tous ces braves gens se remissent un peu… Enfin ils se calmèrent. Une idée était surgie… Vous souriez… et pourquoi pas une idée au café Corti. Un conseil se tint et le résultat fut qu’on brûlerait la feuille démocrate… le lourd H..... fut celui qui recueillit les avis et prononça la sentence.

Un réchaud de feu fut apporté par le garçon diligent. L’emporté R..... saisit la pauvre Glaneuse, et sans remords la livra aux flammes. Le juif Manb… prit les pinces et attisa le feu… Un discours violent fut prononcé par un orateur dont le nom m’échappe, et le protocoliste J.... rédigea l’acte authentique du décès… Le républicain Per.... s’évanouit ; mais qu’allait-il faire [5.1]dans cette galère… Pour la première fois le quasi-baron D.... dérida son front nuageux et se mit à rire. L’amphibie Ma..... sortit in petto.

Ainsi, le récit est véritable : la Glaneuse fut brûlée par arrêt du café Corti. L’histoire flétrira sans doute ce jugement rendu par des juges incompétens et en l’absence de toute défense. Depuis, Apollon a défendu au café Corti de porter son nom.

Notes de fin littérales:

i  Voyez le Chansonnier du MouvementLe Chansonnier du Mouvement, par LauderaLaudera, 2e édit.
Tremblez, citoyens sans défense,
Le bousingot s’avance.
ii Terme de pratique qui veut dire tout lire, parce que les pièces des dossiers des anciens procureurs étaient réunies par des petites cordes à boyaux, cela se pratique encore dans plusieurs villes. On dit aussi lire jusqu’à la réclame. Le brave et digne homme dont nous parlons confisque à son profit le journal. Peine perdue de lui le demander, à moins que pour l’avoir on ne se passe de dîner.

 

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