L'Echo de la Fabrique : 3 février 1833 - Numéro 5

 CONSIDÉRATIONS SOCIALES.

Ceux dont la vie frivole s’écoule au sein des petites passions et dans l’admiration des chefs d’œuvre de nos habiles, qui replâtrent à grand’peine l’édifice décrépit qui s’éboule, sourient à nos paroles quand nous parlons de la dissolution de l’ancien monde, et de la transformation de la société. Ils ont la vue trop courte pour atteindre à la portée des grands événemens qui s’accomplissent. Eh bien ! qu’ils bornent leur horizon à la faiblesse de leurs yeux, qu’ils regardent seulement autour d’eux, ils peuvent voir dans un salon l’image en raccourci, le tableau en miniature de ce qui se passe dans le monde politique. Retrouvent-ils dans les réunions, dans les assemblées cette homogénéité, cette harmonie, cet accord qui existaient autrefois ? Faut-il être si grand observateur pour reconnaître tout le décousu, tout le délabrement de ce que nos bourgeois appellent une soirée, de ce qu’ils n’osent même plus nommer une société particulière ?

Noblesse sans priviléges, roture ennoblie sans prestiges, militarisme usé ; honneur sans argent, richesse sans honneur, usure dorée, vertu sans crédit, finance sans savoir, misère vaniteuse ; magistrats sans popularité, prêtres sans croyance, pasteur sans troupeau, fonctionnaires sans âme et sans indépendance, pouvoir sans force, gouvernans sans conscience et sans foi politique ; c’est partout un pêle-mêle d’élémens hétérogènes qui se repoussent, un bruit confus de sons discordans à ne pas s’entendre, on ne rit jamais, on ne raisonne plus, on ne parle même pas, on grimace, on minaude, on saute et on joue. Beau plaisir ! belle harmonie ! belle franchise ! belle moralité !

Ouvrez donc les yeux, incrédules que vous êtes ! et [7.1]demandez-vous au moins pourquoi cette sotte comédie ? Pourquoi cette réserve, cette froideur, pourquoi cette défiance continuelle de gens qui, pour rappeler le mot de Piron, se saluent mais ne se parlent pas, s’embrassent et voudraient s’étouffer ? C’est, je vous le répète, l’image parfaite de la grande société qui n’a plus ni croyance morale, ni foi politique, ni religion, dont la révolution de 89 a fait un véritable chaos en sapant la masse énorme du passé, qui s’est déroulé et n’a plus laissé que des décombres.

L’empire et la restauration ont tenté de reconstruire l’édifice social sur son antique base ; mais cette base était ébranlée, et l’édification nouvelle n’a pu y trouver aucun aplomb, aucune solidité, aucune condition de durée ; vienne donc un architecte habile qui déblaye le terrain, et qui remplace les fondations vieillies par des constructions neuves, car la vieille société catholique et féodale s’en va, s’en est allée. Toutes les voix éloquentes le crient : « Cette société si vigoureuse en sa jeunesse, qui, à la chute du paganisme, vint s’asseoir, militaire et chrétienne sur les débris du colosse romain pour étendre ses bras puissans sur l’Asie et le Nouveau-Monde, pour porter les bienfaits d’une civilisation nouvelle sur tous les points du globe ; cette société du moyen âge, arrivée à son tour à l’impuissance et à la décrépitude, tombe de toutes parts et n’offre plus que des lambeaux et des ruines dans son organisation religieuse comme dans sa constitution politique. Mais les peuples ne meurent point ; ils transforment, et les nations européennes ne descendent point au néant ; elles s’élèvent à une existence nouvelle, à une organisation plus parfaite, à une vie plus puissante et plus belle. Un autre ordre social surgira bientôt, qui s’appuiera non plus sur des priviléges de castes, de minorité, mais sur la large base des besoins et des intérêts de tous, qui demandent une égale satisfaction en retour d’une égale sympathie : et vous riez, vous qui ne pouvez vous comprendre dans le cercle étroit d’une prétendue intimité, vous riez, quand on nous dit que tout est confusion, que tout est désordre dans un monde immense où gisent entassés, sans ordre, sans liens, les regrets du passé, les inquiétudes du présent, et où fermentent les espérances de l’avenir. Vous appelez désorganisateurs, rêveurs, utopistes, ceux qui veulent se servir de la raison publique comme d’un levier pour asseoir la société. Insensés ! Lorsqu’un changement est devenu nécessaire dans la constitution sociale, les révolutionnaires ne sont point ceux qui cherchent à faciliter, à opérer ce changement, ce sont ceux qui s’obstinent à s’y opposer, qui apportent à une évolution providentielle une résistance aveugle, impie, qui n’arrêtera point le progrès, mais qui le fera chèrement acheter par des larmes et du sang. Voila les vrais perturbateurs, les révolutionnaires. Pour nous, qui sommes venus après les funérailles de l’ancien régime, pour assister au baptême du régime nouveau, peu nous importe que le passé dispute à l’avenir quelques heures de plus d’existence ! le vieil ordre politique et social est mort, mort pour toujours, avec lui doivent disparaître l’esclavage et le paupérisme, la misère et la dégradation : le sol européen, remué en tout sens par la chaleur des révolutions, fécondé par les croyances puissantes des philosophes, des Owen, des Saint-Simon, des Fourrier, n’attend plus qu’un rayon vivifiant, pour fleurir dans l’abondance, au sein d’une civilisation perfectionnée, sous l’égide d’une constitution libre, les peuples affranchis et moralisés : et ce soleil ne tardera pas à paraître.
Jullien 1, Ancien élève de l’Ecole normale.

Notes de base de page numériques:

1 Jullien faisait semble-t-il partie, comme A. Roussillac ou L. Berthaud, de la jeune frange républicaine que l’équipe Berger-Chastaing avait introduite dans la rédaction du journal. Il va publier entre janvier et juin 1833 une série d’articles magnifiant notamment la mise en « association » progressive de « la richesse, la science et l’industrie » (numéro du 12 mai 1833).

 

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