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17 février 1833 - Numéro 7
 
 

 



 
 
    
 MISERES PROLETAIRES.

Vox clamans in deserto.

Un colonel et un prolétaire.iDurand, commissionnaire, reçoit une lettre pour la porter au bureau d?un journal. C?est son métier à cet homme, c?est en exerçant cette profession utile et de confiance qu?il gagne sa vie, celle de sa famille ; il y aurait cruauté bien grande de le priver arbitrairement de ses moyens d?existence. Eh bien ! on l?a fait, et comme si cela ne suffisait pas, on l?a mis en prison sans égard pour la liberté individuelle, sans s?enquérir de l?importance de la commission dont il était chargé : on l?a arrêté d?abord, et ensuite oublié suivant l?usage. Que de choses à dire sur cet abus de pouvoir, sur ce luxe d?arbitraire. Et l?officier supérieur qui a commis cet acte liberticide n?est pas même réprimandé. Mais laissons parler ce prolétaire, son langage naïf est plus éloquent que nos paroles. C?est devant la cour d?assises de la Seine que, appelé en témoignage, Durand s?exprime ainsi :

« Me v?la à Paris, tout juste près d?une barricade et une fameuse. Je vas pour passer, bien ; qui vive ? ? Eh bien ! qui vive ? que je dis, c?est moi. ? Qu?est-ce que tu portes ? ? Vous le voyez bien. ? Arrive un colonel, celui de la 3e légion ; j?ôte ma casquette et je dis : Mon colonel? ? Donnez-moi ce paquet, qu?il dit. Ah ! ah ! une lettre à la Tribune ; ce sont des Amis du Peuple ; qu?on me consigne cet homme-là, je garde le paquet. ? Bien que je dis, et moi ? [4.1]? Et vous ? soldats, qu?on me consigne cet homme-là? Bon, me v?la au violon? Après cinq ou six heures je demande à reparler au colonel. Mon colonel, que je dis en ôtant ma casquette. ? Cet homme-là m?ennuie, qu?il redit ; au violon, et on m?a oublié vingt-deux jours en prison. »

C?est au sein de la capitale du monde civilisé que de pareilles infamies ont lieu chaque jour. Ce colonel ne méritait-il pas d?être cassé à la tête de sa légion ?

Artaud ou l?enfant du prolétaire, vagabond et voleurii. ? Il n?avait que quatorze ans lorsqu?il quitta Angoulême où il était né de parens pauvres auxquels il fut bientôt à charge. Il se rendit à Paris où une parente prolétaire comme lui, le recueillit ; mais le fléau qui dévasta la capitale, enleva cette protectrice au jeune orphelin. Artaud fut donc laissé seul et sans guide, sans secours sur le pavé de l?immense ville. Sans travail, il fut bientôt sans pain, sans vêtemens, et sans asile pendant l?hiver rigoureux. Le besoin lui fit sentir son cruel aiguillon ; il fut éclaboussé en passant par le tilbury de l?homme riche, il fut rudoyé par le premier auquel il tendit la main pour demander l?aumône? Dès lors que faire ??? Il vola quelques bûches de bois? la police vigilante l?arrêta aussitôt. Nous ne savons pas si ce fut le même jour qu?elle laissa échapper Kesner qui a volé cinq millions? Le malheureux fut mis en prison et remercia le destin, car il eut un abri et du pain? Un jour des hommes graves, ne connaissant que de nom ce qu?on appelle privations et misère, s?assemblèrent? le jeune voleur fut amené devant eux? Ils le regardèrent avec insouciance et dédain ; on lut le texte de la loi ; et c?est bien vrai, le code pénal avait prévu ce cas ; il est encore vrai que la faim a été oubliée dans la nomenclature des circonstances atténuantes. Artaud allait donc en subir la rigueur et toute son existence à venir d?homme était flétrie? Promis à la prison, le bagne l?attendait plus tard ; car la société est si bien organisée que l?erreur d?un moment est presque irréparable? ? Heureusement la providence ce jour-là fut humaine ; un avocat, Me Delaborde, que son nom soit béni ! trouva plus simple et plus rationnel de réclamer l?enfant, de lui donner un logement et du pain que de lui prêter son ministère d?avocat. Le tribunal et les spectateurs ont applaudi à cet acte de générosité ! Nous y joignons, autant qu?il est en nous, l?expression de nos sentimens de gratitude ; mais la société est-elle absoute ?

Nous continuerons de recueillir ainsi les traits les plus saillans de l?histoire du prolétariat que nos précédens articlesiii ont à peine ébauchée. Que nos lecteurs ne se rebutent pas si nous sommes obligés de promener leurs regards dans tous les lieux où le c?ur de l?homme sensible éprouve un dégoût naturel. C?est sur les bancs des cours d?assises, de la police correctionnelle, dans les hôpitaux, et partout où l?humanité souffre qu?une page de cette histoire s?esquisse. Historiens fidèles, c?est avec des larmes qu?il faut l?écrire ; car la vie du prolétaire se résout en ces trois mots : Naître, souffrir et mourir. La misère préside à sa naissance, et compagne inséparable, ne l?abandonne qu?à sa mort, sauf de bien rares exceptions.

Marius Ch......g.

 

 

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