L'Echo de la Fabrique : 17 février 1833 - Numéro 7

 DU MALAISE DE LA SOCIÉTÉ.

C’est un spectacle bien douloureux que celui du malaise qui tourmente la société actuelle, et nos moralistes après avoir tant vanté la perfection du siècle, sont enfin forcés de changer de langage, et reculent d’effroi devant les résultats de leurs systèmes philanthropiques. En effet, la plaie hideuse du paupérisme s’avive, s’agrandit tous les jours, et ne peut plus rester cachée sous l’hermine de notre fausse mais brillante civilisation ; l’agiotage est maintenant une puissance qui foule aux pieds les gouvernemens eux-mêmes, s’ils ne veulent être complices de ses exactions et de ses rapines ; la concurrence poussée à l’excès, et désastreuse parce qu’elle est improductive, a forcé le commerce à spéculer sur la fraude et à placer la banqueroute au nombre de ses moyens de fortune à venir ; l’agriculture abandonnée par la classe riche, qui seule peut lui donner l’impulsion et lui procurer les ressources nécessaires à son développement, languit sans forces et sans produits, et notre science ne va pas jusqu’à nous assurer du pain ; enfin tous les liens sociaux sont rompus, tout prestige est détruit, et tandis que le peuple malheureux, désabusé, ne voit plus qu’une amère ironie dans les promesses qu’on lui fait, le gouvernement aux abois sur les moyens curatifs ne connaît plus que la force pour mettre fin à ces soulèvemens populaires, qui ne sont autres, après tout, que les convulsions de la faim et du désespoir.

Si maintenant nous examinons notre position sous le rapport purement politique, d’autres maux plus terribles nous attendent ; tels que l’accroissement journalier des impôts, l’augmentation des armées, l’empiétement des gens de chicane, et l’avilissement des hommes exigé comme principal ressort du pouvoir !

Et cependant quels moyens n’avons-nous pas pour sortir de ce cercle de misère et de corruption ? la liberté, la science, la richesse, la philanthropie, nous offrent de toutes parts leur appui et ne demandent qu’à être sagement dirigées. La liberté est conquise ; la presse favorise nos efforts ; la science a de nombreux autels, et son culte couvre chaque jour notre sol de ses prodiges ; nos richesses sont, je l’espère, assez révélées par ces contributions énormes auxquelles l’Europe entière n’aurait pas satisfait il y a quelques siècles, et le dernier fléau qui a désolé la France, nous a au moins appris à compter sur les sentimens généreux de nos concitoyens. D’où vient donc qu’avec tant de chances de succès nous n’obtenons aucuns bons résultats. D’où vient que le progrès des lumières ne profite qu’au petit nombre, et que la misère du peuple va toujours croissant avec le développement de l’industrie ? d’où vient enfin que le malaise général est désormais insupportable ?… Cette question posée avec justice, dictée par la détresse, et qui accuse d’erreur et de barbarie le système le plus vaste, le plus élevé que l’intelligence humaine ait pu créer, celui du monde industriel ; cette question, dis-je, est restée long-temps sans réponse, parce que, pour la [5.1]résoudre, il fallait trouver réunis une intelligence assez forte pour en comprendre l’étendue, un coup-d’œil assez perçant pour en sonder la profondeur, un esprit assez vaste pour en saisir l’ensemble, et un génie créateur assez puissant pour jeter les seules bases solutives que nous puissions agréer, celles d’un édifice social prêt à remplacer celui qui menace de nous ensevelir sous ses ruines. Eh bien ! ce génie créateur est-il venu ? Sans rien décider, écoutons à cet égard ce qu’un des écrivains les plus remarquables du Phalanstère, dit de M. Ch. Fourier, auteur de la Théorie Sociétaire. « Avec une infatigable patience, avec la plus minutieuse sagacité et la plus audacieuse clairvoyance, il a étudié, analysé, classé tous les vices de notre mécanisme social. De l’ardent creuset où sa main puissante l’a broyée, mise en pièce, notre civilisation est sortie en erreur, dont il faut fuir au plus tôt les funestes conséquences ; enfin il est arrivé à faire de la science sociale une science fixe et positive, donnant le calcul exact des destinées de l’humanité !!! »

Certes, cette découverte trouvera d’abord plus de railleurs que de juges et de disciples : mais c’est un obstacle que l’auteur lui-même a prévu. « Lorsque, dit-il, j’apporte l’invention qui va délivrer le genre humain du cahos civilisé, barbare et sauvage, et lui ouvrir tout le domaine de la nature d’où il se croyait à jamais exclu, la multitude ne manquera pas de m’accuser de charlatanisme, et les hommes sages croiront user de modération, en me traitant seulement de visionnaire… Christophe Colomb fut ridiculisé, honni, excommunié pendant sept ans pour avoir annoncé un nouveau monde continental : ne dois-je pas m’attendre aux mêmes disgraces, en annonçant un nouveau monde social ? On ne heurte pas impunément toutes les opinions, et la philosophie qui règne sur le 19e siècle élèvera contre moi plus de préjugés que la superstition n’en éleva au 14e siècle contre Colomb. » La prédiction de M. Ch. Fourier s’est grandement accomplie, et des attaques de tous genres ne lui ont pas manqué. Mais cette lutte active, passionnée, de la part des attaquans, cette lutte de 24 années, n’a fait que révéler la force et le positif du système présenté, et c’est dans les rangs de ceux qui furent ses plus ardens détracteurs que M. Fourier compte aujourd’hui ses partisans les plus zélés.

Une chose digne de remarque c’est le silence obstiné que les journaux de la capitalei ont gardé sur la nouvelle Théorie sociétaire, et l’empressement avec lequel les écrivains des départemens viennent au contraire la soutenir et la propager.

C’est que la presse départementale, organe encore pur des besoins matériels du pays, s’est enfin émancipée de la tutelle parisienne, c’est qu’elle a senti que lorsqu’il s’agit d’avancer dans le progrès réel, d’obtenir des résultats positifs, le bon sens et l’instinct qui la guident et l’inspirent valent mieux que l’esprit à l’enchère et le charlatanisme du centre.

Nous aussi nous aiderons à propager ce qu’il y a de bon dans la doctrine de M. Fourier, auquel nous offrons avec empressement le tribut de nos éloges, nous croyons cette doctrine très-remarquable, mais nous ne voulons point nous en établir les apôtres exclusifs, et l’imposer à nos lecteurs comme vérité qu’il faut seulement lire et croire. Elle contient sans doute des principes nouveaux et de premier ordre, qui doivent fixer l’attention de [5.2]tous les hommes amis éclairés de leur pays, et promet tant d’immenses résultats ; mais il en est d’autres que nous ne pouvons admettre sans examen, et que nous soumettrons à l’opinion du public en lui donnant l’analyse fidèle du système sociétaire.

F. Longraire.

Notes de fin littérales:

i Il faut excepter le Messager des chambresLe Messager des Chambres.

 

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