L'Echo de la Fabrique : 24 février 1833 - Numéro 8

ILS SONT LA.

 

La colère ferme l’oreille à la raison. Elle s’excite sans sujet ou pour des causes vaines ; elle est incapable de discerner la justice et la vérité ; ainsi les JUGES et ceux qui ont la conduite des états et des républiques, doivent traiter les esprits avec de douces remontrances.
Sénèque1.

C’est par la faiblesse que se perdent les empires et… les conseils de prud’hommes, se dit à parte le benin G..... que vous connaissez, amis lecteurs. Et là dessus il eut une crise nerveuse ; il s’emporta violemment ; tout le comptoir trembla ; les commis gardèrent un silence craintif. Jupiter, d’un signe de tôle, ébranle le monde, vous ne voudriez pas qu’un président de conseil, ébranle d’un coup de pied… sa boutique. Il reprit son monologue : « Je veux faire de la force, s’écria-t-il, pourquoi pas ? n’ai-je pas aussi, moi, une volonté immuable ! j’aurai raison de tous ces ouvriers inhabiles et tracassiers, de tous ces séditieux qui veulent borner mon pouvoir, qui s’insurgent hebdomadairement contre moi. Je te briserai, journal incendiaire, qui parle au prolétaire de ses droits et non de ses devoirs ; qui te pares insolemment du nom d’Echo de la Fabrique, toi qui n’as pas voulu te soumettre à ma censure, qui me forces de payer un sténographe pour consulter les erreurs ; toi qui… vas ! je te remplacerai par le Courrier de LyonQuel dommage, reprit-il, après un instant de silence, que les ouvriers ne veuillent pas lire le Courrier de Lyonils y puiseraient des principes d’ordre au [5.1]lieu des doctrines dégoûtantes et anarchiques de la république dont l’Echo distille le poison… insensés ouvriers, vous préférez les discours d’un Garnier-Pagès, chétif avocat, à peine éligible, à ceux d’un banquier richissime comme M. Fulchiron … » La parole continua d’errer sur ses lèvres, crispées par la colère, mais il se tut et tomba bientôt dans un morne abattement. Il lui restait bien toujours l’envie de faire de la force, mais il ne savait comment ; il était ce qu’on appelle aux expédiens. Si un individu, dit-il en se frottant les mains avec un contentement visible (car il venait de lui surgir une idée qui lui souriait). Si un individu venait assister un ouvrier… Ah ! qu’il soit chef d’atelier, légiste ou avocat, qu’il s’appelle le sieur Tiphaine ou Me Augier, fût-ce le grand Sauzet lui-même, je le ferai empoigner… Et il se mit à rire d’un rire sardonique : sa face bilieuse se colora d’un rouge jaunâtre… son front se rembrunit bientôt ; et il allait tristement porter ses pas vers le lieu où s’assemble le conseil qu’il préside, lorsqu’il fut arrêté par un exprès envoyé de la mairie qui lui remit le fefta du cadi lyonnais. Il rompit avec respect le cachet et lut une dépêche portant en substance qu’il était chargé de lire publiquement et de faire afficher dans la salle d’audience l’article 415 du code relatif aux coalitions d’ouvriers.

« Garçon, s’écria-t-il d’une voix de Stentor, allez acheter le code. » – Vous faut-il, monsieur, les Cinq Codes, lui dit l’honnête prolétaire ? – Non, je n’ai besoin que du code pénal.

Il était ivre de joie, mais une certaine crainte préoccupant son esprit, il envoya requérir deux compagnies de grenadiers, quatre de voltigeurs et deux pièces d’artillerie pour faire la police de la salle… Comme ce sera beau ; dit-il, je me ferai annoncer par un roulement de tambour, j’aurai une garde, et pourquoi pas. Bonaparte en avait bien une. Il fut interrompu dans ce rêve séduisant par le retour de son messager. Le général avait refusé, et il fut obligé de se contenter de l’assistance d’une brigade de la police de sûreté qui fut mise à sa disposition, et qui envahit la salle.

Chapeau bas, cria le sergent audiencier… Un moment, huissier, dit le président d’un ton sec et en homme qui sent sa force et sa dignité.

« Messieurs, il y a ici des perturbateurs ; je vous préviens que j’ai requis la police. Elle a envoyé ses agens ; ILS SONT LA ; ils feront leur devoir. »

Et chacun de se regarder :

ils sont la ! que de menaces dans ces trois mois. On ne peut les comparer qu’au fameux Vous ferez bien dont nos lecteurs n’ont pas perdu souvenance.

Cependant l’audience fut calme comme si aucune provocation n’avait été faite.

Le sieur Dubel vint et fit des excuses, aucun signe d’approbation n’eut lieu, l’appel des causes était fini, chacun se disposait à partir, juges et plaideurs ; mais, par un commandement bref, le président arrête ses collègues pour entendre la lecture du fameux article 415. La lecture en est faite, et pour cette fois M. G..... ne bégaie pas. Des sifflets se font entendre. O horreur ! ô crime ! infâmes charivarisateurs, rien ne vous arrête, eh bien ! tremblez !

Agent, faites votre devoir, amenez à la barre ceux qui sifflent, je vous en rends responsables.

Et les agens de rester impassibles, et les ouvriers de sourire de pitié… G..... ne dormit pas ce jour-là. Vous savez pourquoi.

(Le Solitaire du ravin.)

Notes de base de page numériques:

1 Sénèque (vers 4-65), philosophe stoïcien et homme d’État romain.

 

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