Retour à l'accueil
3 mars 1833 - Numéro 9
 
 

 



 
 
    
 PROCÈS DE L?ÉCHO DE LA FABRIQUE.

tribunal de police correctionnelle.

(Audience du 26 février 1833.)

Dès neuf heures du matin, la place St-Jean s?est trouvée envahie par plus de huit cents ouvriers impatiens de connaître le résultat du procès que MM. Pellin et Bertrand, négocians, nous avaient intenté. Ce concours prouve de plus en plus la sympathie des ouvriers pour nos doctrines ; nous en sommes fiers, et nous y puiserons toujours la force morale dont nous avons besoin pour résister aux coups qu?on s?apprête peut-être à nous porter : les ouvriers comprennent leurs intérêts ; nous les en remercions pour eux et pour nous.

Il n?est pas inutile de rappeler à nos lecteurs l?objet de ce procès. Ils se souviennent que notre numéro du 17 février dernier contenait, 1° une note ainsi conçue : M. Manarat se plaint que MM. Pellin et Bertrand l?ont menacé de mettre à bas tous ses métiers les uns après les autres, 1° parce qu?il a exigé les tirelles et les laçages qui lui sont dûs, 2° parce qu?il les a fait appeler au conseil des prud?hommes. Ces mêmes négocians ne veulent porter sur son livre ce qu?ils ont été condamnés à lui payer qu?à titre de bonification ;? 2° une autre note dont voici le texte : Catalogue des maisons de commerce qui sont en contravention avec les décisions du conseil des prud?hommes. N° 3. MM. Pellin et Bertrand qui ont écrit sur le livre de M. Barnoux, qu?il ferait lacer à ses frais les dessins, et qu?il ne lui serait point accordé de tirelles.

La cause se compliquait d?un incident ; dans le même numéro, le Rédacteur en chef de l?Echo avait fait un article intitulé : Abus des supplémens de salaire portés sur les livres comme bonification ; par une préoccupation fâcheuse, il avait, dans une citation, mis le nom de MM. Pellin et Bertrand à la place de celui de MM. Sandier et Tholozani ; mais, averti de cette erreur, la rectification en avait été spontanément faite dans le numéro suivant par un erratum en tête du journal. Il faut encore observer, que dans la note Manarat, le Rédacteur avait mal à propos écrit condamnés au participe passé ; il n?aurait dû l?être qu?au participe futur ; la condamnation n?était pas encore prononcée. Ce fut dans la salle d?audience que MM. Pellin et Bertrand, en consentant à allouer à Manarat ce qui lui était dû, évitèrent le désagrément d?une condamnation certaine ; mais ils ne le voulurent qu?à condition que cela ne figurerait que comme gratification.

A raison de ces articles, MM. Pellin et Bertrand avaient rendu plainte en diffamation contre le gérant de l?Echo, ils s?étaient rendus parties civiles.

A deux heures et demie la cause est appelée ; M. Berger s?assied sur le banc des prévenus ; à côté de lui, prennent place M. Marius Chastaing, rédacteur en chef, M. Falconnet, prud?homme, etc.

[09.2]Le tribunal est composé de MM. Delandine, président, Camyer et Passet, juges. M. Chegaray, procureur du roi, vient lui-même remplir les fonctions du ministère public ; ce qui fait pressentir que le parquet n?attache peut-être pas moins de prix à la condamnation de l?Echo de la Fabrique que les ouvriers à son acquittement.

M. le président cependant s?étonne de l?affluence inaccoutumée des ouvriers, et il interpelle M. Berger sur la question de savoir, si c?est lui qui les a fait inviter à venir encombrer l?auditoire, lui faisant observer que par-là il donnerait à la prévention une gravité nouvelle. Notre gérant répond simplement qu?il n?y a eu de sa part d?autre invitation que la publicité donnée aux débats. Le public s?étonne aussi de l?apparition inusitée de M. le procureur du roi ; ce dernier s?étonne qu?on s?étonne de sa présence ; et, au milieu de ces étonnemens, les débats commencent.

La présence, à côté de nous, de M. Granier, gérant de la Glaneuse, paraît contrarier M. Chegaray. On voit que ces deux messieurs se connaissent et ne s?aiment pas.

Interrogé par le président, M. Berger renouvelle la déclaration que c?est par erreur que dans l?article Abus, etc., les noms de MM. Pellin et Bertrand se trouvent substitués à celui de MM. Sandier et Tholozan ; quant aux deux autres articles, les faits signalés sont exacts ; il convient que le mot condamnés n?est pas le terme propre ; au surplus, il accepte la responsabilité des passages incriminés, et finit en déclarant que le Rédacteur est prêt à donner des explications.

M. Marius Chastaing se lève et se déclare auteur de l?article, mais il se rassied sur l?observation qu?il n?est point en cause ; M. Berger réitère sa déclaration qu?il assume sur lui la responsabilité, et Me Seriziat, avocat de MM. Pellin et Bertrand, interpellé par M. Chastaing, déclare qu?il ne prend ses conclusions que contre le Gérant.

La parole est donnée à l?avocat des plaignans ; il est interrompu, au commencement de sa plaidoirie, par des murmures qui cessent bientôt, sur la menace du procureur du roi, de faire évacuer la salle, s?ils se renouvellent ; Me Seriziat plaide avec son talent accoutumé ; mais il erre constamment dans un cercle vicieux, et l?acharnement avec lequel il dissèque le premier article incriminé, sans avoir égard à l?erratum, est vraiment inconcevable. Il essaie de trouver également dans les autres articles le délit de diffamation.

Me Chanay, défenseur de notre Gérant, prend la parole à-peu-près en ces termes :

Messieurs, le journal l?Echo de la Fabrique compte à peine deux années d?existence, et déjà il a rendu d?incontestables services : combattre les monstrueux abus qui infectent la fabrique lyonnaise, telle est sa mission : jusqu?à ce jour il l?a remplie avec autant de modération que d?énergie : jamais il n?a eu recours à la calomnie, à la diffamation ; et si, pour la première fois, messieurs, il est aujourd?hui traduit à votre barre, c?est par suite d?une erreur qu?il me sera facile de démontrer ; mais avant d?aborder cette démonstration, qu?il me soit permis de protester contre les préventions défavorables qu?on [10.1]paraît vouloir faire résulter du concours immense d?auditeurs qui assiègent cette enceinte, concours que l?on semble attribuer à mon client et présenter comme un acte d?hostilité d?une classe contre une autre. Non ; ce n?est pas M. Berger qui a provoqué cette affluence ; il n?a point fait d?appel aux ouvriers ; s?ils se présentent en si grand nombre, c?est parce qu?ils portent au journal le plus vif intérêt, parce qu?ils sentent bien qu?il est l?organe de leurs griefs et que sa ruine leur serait funeste à tous. Si M. Berger a annoncé dans le journal le procès qu?il avait à soutenir, il a usé d?un droit et il n?a fait que ce qu?ont fait toujours tous les journalistes ; on n?en citera pas un qui, poursuivi devant les tribunaux, n?ait annoncé le jour de l?audience à ses lecteurs. Non, messieurs, ce concours n?est pas un acte d?hostilité ; ce n?est point le commencement de la lutte d?une classe contre une autre, comme on semble le croire, et je ne puis ici m?empêcher de manifester mon étonnement de l?éclat et de l?importance que, sans doute dans cette croyance, on a voulu donner à la cause ; dans mon opinion, ouvriers et négocians sont radicalement égaux, et je ne vois dans ce procès d?autres personnes en cause que des citoyens ; MM. Pellin et Bertrand ont porté une plainte en diffamation ; M. Berger vient y défendre, et c?est de M. Berger seulement que je présente la défenseii.

Après cet exorde, Me Chanay explique que le premier article incriminé, sur lequel son adversaire a spécialement insisté, ne contient les noms de MM. Pellin et Bertrand que par erreur, puisque le fait sur lequel roule l?article incriminé appartient à MM. Sandier et Tholozan, auxquels le troisième article du journal l?impute avec des détails bien précisés : que ce fait a provoqué la rédaction de l?article incriminé, et qu?en l?écrivant, le rédacteur qui, déjà avait lu deux réclamations relatives à MM. Pellin et Bertrand, a retenu ces deux noms, et leur a donné place dans son article ; mais évidemment par une erreur bien indépendante de sa volonté. Car que lui importaient les noms ? il ne connaissait pas plus MM Pellin et Bertrand que MM. Sandier et Tholozan : d?ailleurs il s?est empressé de rectifier l?erreur dans le premier numéro du journal ; cette rectification a donc dû suffire pour la justification de M. Berger, qui du reste devient complète par ses explications à l?audience.

Sur le second article incriminé, l?avocat a exposé que les faits étaient vrais, que seulement MM. Pellin et Bertrand n?avaient pas été condamnés, mais avaient consenti, sur les poursuites de M. Manarat, à lui adjuger l?objet de ses conclusions, c?est-à-dire, les tirelles et le laçage des cartons qui lui étaient dûs : qu?il était vrai en outre, que ces négocians ne voulaient payer qu?à titre de bonification ce qui pour M. Manarat était un droit acquis. Que la publicité donnée à ces débats par l?une des parties entre lesquels ils étaient intervenus ne pouvait être considérée comme une diffamation ; qu?elle n?avait rien de coupable.

L?avocat a justifié le troisième article incriminé, par la lecture du livre de M. Barnoux : il en est résulté que MM. Pellin et Bertrand étaient incontestablement [10.2]en contravention avec la jurisprudence du conseil des prud?hommes, puisque ce conseil met à la charge du négociant le laçage des cartons et les tirelles et que MM. Pellin et Bertrand ne veulent point accorder de tirelles et veulent faire peser sur le fabricant les frais de laçage. Il a ensuite ajouté quelques raisonnemens pour établir qu?on ne rencontrait pas dans les articles incriminés, les caractères de la diffamation prévue et réprimée par la loi de 1819, qu?il y avait en conséquence lieu à renvoyer M. Berger de la plainte.

M. le procureur du roi, qui pour cette cause, était venu remplacer son substitut, a pris la parole, et dans une improvisation brillante, a adopté entièrement le système de MM. Pellin et Bertrand. Organe du ministère public, il a voulu en remplir complètement les fonctions et a requis l?amende et la prison contre notre gérant ; l?auditoire surpris de cette sévérité, n?en comprenait pas d?abord le motif. M. Chegaray a pris soin de l?éclairer, car oubliant la cause et sa spécialité, il s?est livré à une diatribe violente contre les doctrines républicaines que professent les rédacteurs et gérant de l?Echo de la Fabrique, il a fini par une espèce d?homélie aux ouvriers dont nous avons lieu de croire que le résultat sera nul.

Le tribunal passe dans la salle des délibérations : après une délibération d?un quart-d?heure, il prononce un jugement en premier ressort, par lequel il déclare : 1° que si le premier article contient des énonciations injurieuses, elles sont effacées par la rétractation insérée dans le journal, et surtout par les explications fournies à l?audience ; 2° que le deuxième article ne caractérise pas suffisamment le délit ; 3° que le troisième article (L?insertion au catalogue), a pour but et pour résultat de porter atteinte à l?honneur et à la considération des plaignans, et constitue une véritable diffamation. En conséquence, le sieur Berger est condamné à 50 francs d?amende, aux dépens et à l?insertion du jugement dans le journal, laquelle devra être faite dans le mois.

La séance est levée, et l?auditoire évacué lentement, mais sans aucun tumulte.

M. Pellin paraît désapointé de ce résultat, qui est loin de lui être favorable.

 

 

Contrat Creative Commons

LODEL : Logiciel d'édition électronique