L'Echo de la Fabrique : 3 mars 1833 - Numéro 9

 De l’inégalité Sociale.

Lorsque, dans l’absence de notre civilisation, la force seule faisait le droit, l’inégalité sociale a dû provenir ou de la conquête qui ne reconnaissait que des maîtres et des sujets, ou du besoin de protection qui forçait le faible à se réfugier sous le bouclier du plus fort. Pour s’en convaincre, il suffit de reporter ses regards à l’époque de la féodalité.

La moralité humaine, en se développant, en s’éclairant, a déplacé le fait de la force, elle l’a détrôné. Avec les besoins nouveaux d’une société rénovée, c’est la fortune toujours qui, dans de telles conditions de civilisation, succède à la force, s’empare du poste que celle-ci laisse inoccupé, et devient à son tour la vraie puissance sociale. De là tous les systèmes qui ont l’argent pour base dans l’organisme politique ; de là particulièrement le monopole électoral.

Le progrès, cet inexorable émondeur des abus et des priviléges, porta, en juillet 1830, un rude coup à l’inégalité sociale. Le principe de l’hérédité n’a plus qu’un dernier et faible retranchement derrière lequel il s’est abrité, mais faible, mais épuisé, mais impuissant à prolonger la lutte dans laquelle il se consume ; et l’élection, descendue de quelques degrés, n’a plus besoin, pour donner des législateurs au pays, que d’un bagage de 200 fr. d’impôts annuels.

Ce résultat est quelque chose sans doute, néanmoins [11.2]nous le considérerions comme insignifiant, s’il devait être le dernier mot, la formule définitive d’une révolution que nos vœux et nos espérances ont imaginée plus féconde.

Il n’en sera pas ainsi : il n’y a pas de halte pour l’humanité. Et, à moins de nier que la terre tourne, il n’est permis à personne de douter que l’avenir nous réserve d’autres bienfaits, d’autres développemens, quoique dise et fasse ce juste-milieu stationnaire qui depuis deux ans, s’évertue à nous vouloir emprisonner dans ses mesquines et piteuses combinaisons. Déjà même nous comprenons que la puissance du savoir peut traiter d’égale à égale avec celle de la richesse ; il n’est pas un homme de sens ou seulement se colorant d’une teinte légère d’opposition, qui ne réclame l’admission des capacités au droit électoral, concurremment avec l’aristocratie du gros sou, ce qui nous rapprocherait de quelques pas encore de la vérité représentative, ce rêve des ames généreuses et libérales qui ne croient pas à la légitimité du pouvoir de la minorité, qui ne veulent pas que la loi condamne à l’ilotisme 29 millions et plus de citoyens sur 30 millions qui ne reconnaissent qu’un intérêt, celui du peuple, et s’indignent de le voir immolé aux prétentions de quelques censitaires.

Le moment est proche où le privilège, n’importe sa forme, élargissant le cercle dans lequel il s’est retranché, sera forcé d’admettre au partage de ses droits l’intelligence et la capacité. Ce sera le premier anneau de cette chaîne sociale qui, partie du peuple, ira plus haut humilier, dans ses étreintes de fer, l’orgueil de nos légitimités agonisantes.

Resterons-nous là ? Non, répondons-nous hardiment. Bien que les capacités, telles qu’on les juge aujourd’hui, telles surtout qu’elles seront admises à prendre leur part des devoirs et des bénéfices sociaux, soient loin de représenter les développemens de l’esprit public, puisqu’elles sont presque toutes le fruit du privilège, cependant elles réussiront à ruiner le monopole de la fortune. Alors, jugeant par analogie, si le monopole de la fortune, forcé par la nature des choses d’admettre les capacités qui lui étaient étrangères, n’a pu les maîtriser, à plus forte raison les capacités seront-elles forcées d’admettre toutes celles qui, fécondées par des institutions largement libérales, surgiront plus nombreuses et plus diverses. Assigner un terme à ce travail ne nous appartient pas ; néanmoins il est permis d’en prévoir la conséquence immédiate, l’égalité politique, source intarissable des améliorations à venir, puisque alors chaque citoyen sera appelé à faire valoir efficacement ses droits et ses intérêts.

Quant à l’inégalité sociale, n’avons-nous pas vu d’abord qu’elle fut le résultat de la domination du fort sur le faible ? Plus tard qu’elle s’appuya sur l’influence de la fortune qui détruisit celle de la force ; enfin, qu’elle finit par se réfugier dans la capacité ? Ce que la civilisation a tant de fois modifié et anéanti, ne peut-il pas l’être encore ?

Transportons-nous, en effet, à l’époque où il suffira d’être citoyen français et de supporter sa part des charges pour jouir des droits politiques, la seule époque morale à notre avis, et qui ne fera plus d’une grande et belle nation le domaine privé, l’exploitation scandaleuse de quelques égoïstes, qu’arrivera-t-il ?

La nation, débarrassée des langes dans lesquelles l’estropiaient de petits hommes intéressés à l’empêcher de croître, parce qu’ils n’auraient pu, de leurs faibles mains, long-temps la conduire avec des lisières ; la nation, disons-nous, douée d’une constitution vigoureuse, [12.1]libre de toute entrave homicide, grandira à vue d’œil, s’enhardira de ses propres essais et se livrera à ses développemens physiques et moraux dirigés par l’instinct de ses besoins et éclairés par le flambeau d’une civilisation avancée. Alors une éducation vraiment nationale : donnée à tous sans exception, de vastes écoles de sciences, arts et métiers, où, suivant sa vocation chacun sera appelé à faire usage de ses facultés ; un système convenable de culture, de travail, d’organisation militaire ; l’abolition de tous les monopoles pour n’entraver aucune industrie, feront que les élémens dont se compose notre beau pays seront, sans exception mis en œuvre et par conséquent à profit. Alors il n’y aura plus de classes d’ilotes, de prolétaires, voués à l’abrutissement de l’esclavage et auxquelles on ravit désastreusement jusqu’aux moyens d’en sortir. On remarquera bien, il est vrai, des aptitudes différentes : d’inégalités de classes, point ! car elles seront sans contredit aussi utiles les unes que les autres, jouiront des mêmes droits, feront partie également essentielle du tout sans qu’aucune soit ce tout ; ce sera un mécanisme parfait dont le mouvement s’arrêterait si l’une de ses pièces venait à faire défaut, ce sera l’égalité sociale !

On dira peut-être qu’on trouve souvent dans un individu plus d’aptitude que dans un autre. Nous ne le nions pas, ce serait méconnaître la perfectibilité ; aussi est-il juste que celui qui produit beaucoup gagne davantage. Il remplit son rôle. Chacun a le sien, et cela ne constitue point l’inégalité sociale qui consiste, non dans le plus ou moins de capacité, de force ou de fortune, mais bien dans le plus ou moins de droits qu’elles vous donnent au préjudice des autres, ce qui n’est juste que dans l’état de pure nature, où chacun est maître absolu de ses volontés, ce qui ne saurait l’être dans l’état de société où chacun est égal devant la loi à laquelle on obéit ; car il serait par trop absurde qu’il fallût être un grand homme ou un Crésus pour être électeur ! Il doit suffire d’être bon citoyen.

(Le Patriote de Juillet1, Toulouse, n° 167, 15 novembre 1832.)

Notes de base de page numériques:

1 Il s’agit peut-être ici du Journal de Toulouse ou l’Observateur, publié à Toulouse depuis 1793.

 

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