L'Echo de la Fabrique : 10 mars 1833 - Numéro 10

AU RÉDACTEUR.

LyonLyon, 7 mars 1833.

Monsieur,

Dans le compte que vous rendez dans votre dernier N° de deux causes dans lesquelles j’ai plaidé, j’ai lu vos observations dans lesquelles il semble résulter que, tremblant de heurter des opinions qui ne sont pas les miennes, et craignant par-dessus tout les peines disciplinaires, j’ai reculé devant l’accomplissement de mes devoirs ; vous vous êtes étrangement mépris sur les motifs qui m’ont dirigé ; sans doute je respecterai toujours les convenances ; mais quand j’aurai le droit de dire quelque chose, et que je croirai devoir le dire, les obstacles que vous signalez ne sauront jamais m’arrêter. Si donc dans le procès en diffamation intenté à M. Berger, j’ai dit que je n’avais à présenter la défense que de M. Berger seulement, c’est que je le pensais ainsi ; c’est que lui seulement était en cause ; c’est que M. Berger avait donné de la publicité à trois faits que nos adversaires soutenaient matériellement faux. Déjà M. Berger avait reconnu sur le premier fait la vérité des plaintes de MM. Pellin et Bertrand ; une rectification avait déjà été faite, et elle a été renouvelée dans votre dernier N° ; quant aux deux autres faits, nous devions seulement en démontrer la vérité ; car nos adversaires faisaient résulter la diffamation non pas de la publicité donnée à des faits vrais, mais bien de la fausseté des faits allégués : toute la défense devait donc se borner à établir la vérité de ces faits ; c’était là son seul but, elle l’a atteint, dès-lors elle a été complète. Je sais bien qu’une autre question plus grave pouvait être soulevée, mais elle ne venait que secondairement ; notre adversaire l’ayant négligée, je devais, dans l’intérêt de M. Berger, suivre son exemple ; cette question, la voici. L’Echo de la Fabrique peut-il donner de la publicité à tous les griefs prouvés des ouvriers contre les fabricans sans encourir les peines répressives de la diffamation ? C’est là une question de presse, une question vitale pour l’Echo de la Fabrique ; selon moi vous devriez en demander la solution à la cour royale. Mais reconnaissez que si cette question n’a pas été abordé devant les premiers juges, c’est, non pas par crainte, ni par aucune méticuleuse observation des convenances, mais parce que dans mon opinion il n’y avait pas lieu, non hic érat locus.

Quant à la cause des tullistes, vos blâmes me paraissent tout-à-fait irréfléchis. Cinq ouvriers m’avaient confié le soin de leur défense, je devais ne m’occuper que de ce soin ; j’avais remarqué avec plaisir, ainsi que vous l’avez dit, l’accueil bienveillant et paternel de M. le président ; aussi lorsqu’annonçant que j’allais examiner la grave question du droit d’association, j’ai été interrompu, je me suis empressé de renoncer à cette discussion ; pourquoi ? parce que j’ai vu que mes paroles ne pouvaient qu’être défavorables à mes cliens, et que je tenais avant tout à leur acquittement ; parce que je me suis en outre rappelé qu’il ne m’appartenait pas de critiquer la loi ; sans doute je reconnais avec vous que la loi est vicieuse et que l’art. 415 n’est plus en harmonie avec nos idées nouvelles ; mais à qui appartient-il d’appeler la réforme des lois ? à tous les citoyens, aux publicistes, à la presse, et non aux avocats à la barre d’un tribunal. Ne serions-nous pas abandonnés à l’arbitraire si un avocat pouvait demander la violation de la loi, et si des juges pouvaient l’accorder sous le vain prétexte que cette loi ne serait plus [2.1]en harmonie avec nos moeurs, nos habitudes… la loi existe, bonne ou mauvaise le juge doit l’appliquer.
Dura lex sed lex. Voilà, Monsieur, les motifs graves qui m’ont empêché de développer la question du droit d’association ; jugez maintenant si j’ai mérité votre blâme. Tous espérez que cette discussion pourra s’ouvrir en appel, vos espérances ne se réaliseront pas ; car, pas plus en appel que devant les premiers juges, cette question ne peut être plaidée, et j’ai engagé mes cliens à se soumettre à la peine qui leur a été imposée ; ils ont suivi mes conseils, et le jour où paraîtra votre N° ils auront déjà satisfait aux exigences de la justice, ils seront libres.

J’ai l’honneur, etc.

Ph. Chanay, avocat.

Note du Rédacteur. – Nous aurions été mal compris si l’on avait pu inférer quelque chose de désobligeant contre les avocats et Me Chanay en particulier, des deux notes qui suivent le rendement de compte que nous avons fait dans notre dernier numéro des procès faits à pour l’Echo de la Fabrique et aux Tullistes ; nous avons seulement voulu dire que l’avocat, quels que fussent son talent et sa conviction, ne pouvait plaider certaines questions neuves qui surgissent chaque jour comme tant d’autres ont surgi avant nous, et sont aujourd’hui classées au nombre des vérités que leur évidence rend triviales. Nous avons attribué ce défaut de liberté au respect de certaines convenances de profession, à la crainte des censures des tribunaux et des conseils de discipline. Me Chanay, dans la lettre ci-dessus, le nie, nous acceptons son désaveu, et nous lui donnons rendez-vous devant la cour ; nous suivrons en attendant son conseil et nous livrerons à la publicité cette question qu’il a posée et qui est en effet celle qu’il nous intéresse de débattre : L’Echo de la Fabrique peut-il donner de la publicité à tous les griefs prouvés des ouvriers contre les marchands, sans encourir les peines répressives de la diffamation ?

Quant à l’affaire des tullistes, nous pensions nous être suffisamment exprimés en disant que nous concevions bien les raisons que Me Chanay avait eues, dans l’intérêt personnel de ses cliens, de s’abstenir d’aborder la question nouvelle et irritante du droit d’association, de laquelle résulte implicitement l’abrogation des articles du code pénal qui en sont restrictifs ; mais nous ajoutions que l’avocat aurait dû oublier un instant ces considérations pour s’occuper de l’intérêt général de la société. Nous sommes donc en dissidence complète sur ce point. Nous avons une haute idée des droits et des devoirs de l’avocat ; nous ne voyons pas pourquoi il ne viendrait pas à la barre d’un tribunal plaider contre la loi elle-même si elle était vicieuse, contre ses conséquences si elles étaient fausses. Nous ne voyons pas pourquoi, s’il veut se mettre au-dessus des convenances et de la crainte dont nous avons parlé, l’avocat ne pourrait pas dire devant la justice ce que, comme écrivain, il peut dire dans un journal. Les ouvriers tullistes sont libres aujourd’hui, tant mieux sans doute pour eux, pour leur famille, pour leurs amis (et nous sommes du nombre), mais nous les connaissons assez bons citoyens pour être convaincus qu’ils ne regretteraient pas quelques jours de prison de plus si cela pouvait être utile à la cause de l’émancipation des prolétaires, et quoi qu’on fasse, il faudra bien que cette grave question du droit d’association se décide. Cavaignac et ses amis ont obtenu devant le jury de la Seine un éclatant triomphe sur l’art. 291 du code pénal. Notre ami Monnier va prochainement, devant la cour d’assises de Lyon, [2.2]soutenir la même cause de liberté. Puisse-t-il être aussi heureux ! D’autres citoyens s’apprêtent à obtenir au peuple le même triomphe sur l’article 415 du code pénal.

 

Contrat Creative Commons

LODEL : Logiciel d'édition électronique