L'Echo de la Fabrique : 24 mars 1833 - Numéro 12

Sur M. Ch. Fourrier et du Phalanstère.

(Suite, voy. n° 11.)

[6.1]Alors se formulèrent l’école de M. de Maistre, qui tenta de ressusciter la théocratie papale du moyen-âge, et celle des publicistes du droit divin, des Bonald et des Montlosier1, qui, avec leurs théories de pouvoir indéfini et constituant, voulurent concentrer l’unité et l’impulsion dans le pouvoir, sans donner au corps social l’élasticité et les droits pour lesquels la France avait été arrosée de sang et l’Europe bouleversée pendant trente ans. Alors apparut aussi une philosophie, contemporaine obligée de la première charte, l’éclectisme, véritable juste-milieu de la philosophie, professant pour toutes les opinions un respect qu’on peut appeler superstitieux, sachant pressentir dans toutes les doctrines quelque chose de bon ; mais impuissante pour dire à chacune son bien et son mal, puisqu’elle manquait elle-même de conception originale, de base, de critérium.

La révolution de juillet arriva, elle mit en relief de nouvelles doctrines qui s’étaient élaborées dans le silence, qui ne devaient point être définitives, mais qui étaient plus assorties à nos besoins. La liberté entre désormais pour élément dans ses conceptions : l’alliance de la souveraineté populaire avec les idées religieuses, formulée par M. de Lamenais, est le triomphe le plus grand du siècle sur les hommes du passé. L’école saint-simonienne produit sur l’industrie, la politique et l’histoire, les vues les plus hautes et les plus fécondes, remue les hommes et les idées, et essaie aussi une solution du passé et de l’avenir. D’autres, préoccupés également du besoin de la rénovation, taillent déjà quelques-unes des pierres qui doivent entrer dans la construction du nouvel édifice. La plupart de ces hommes sont restés incompris. De plusieurs on a admiré le talent, puis on les a laissés là ; les autres, stigmatisés du titre de rêveurs, ont à peine trouvé grâce auprès de quelques esprits avides de nouveautés et d’invention. De ce nombre est M. Ch. Fourrier. Quelque bizarres que soient la plupart de ses idées, quelque ingrate et scabreuse que soit sa terminologie, il n’en convient pas moins d’appeler la lumière et la justice sur les écrits d’un homme dont les travaux ont un rôle important à jouer dans l’œuvre qui s’accomplit. On reconnaît, au milieu de ses aberrations, quel puissant motif ce peut être que l’industrie rendue attrayante et les passions équilibrées. Certes, s’il parvient à faire du travail un plaisir et a donner satisfaction à toutes les passions qui s’agitent dans le cœur de l’homme, en balançant les excès par les contraires, il aura bien mérité de l’humanité. Que ses efforts soient ou non couronnés du succès, on ne peut qu’applaudir à ses tentatives. Il a du moins une valeur de critique que peu de gens possèdent. Déjà en 1808, en posant la base de son système, il attaquait l’ordre scientifique, industriel, moral, politique et religieux, avec une force de raison qu’on ne trouve nulle part à cette époque.

« Ils sont tous tombés dans une plaisante erreur, disait-il : ils ont oublié dans chaque science le problème fondamental, celui qui est le pivot de la science entière.

– S’ils traitent d’économie industrielle, ils oublient de s’occuper de l’association qui est la base de toute économie. – S’ils traitent de politique, ils oublient de rien statuer sur la quotité de population dont la juste mesure est la base du bien-être du peuple. – S’ils traitent d’administration, ils oublient de spéculer sur les moyens [6.2]d’opérer l’unité administrative du globe, sans laquelle il ne peut exister ni ordre fixe, ni garantie du sort des empires. – S’ils traitent d’industrie, ils oublient de chercher des mesures répressives de l’accaparement et de l’agiotage, qui sont une spoliation du propriétaire et une entrave directe de la circulation. – S’ils traitent de morale, ils oublient de reconnaître et de réclamer les droits du sexe faible, dont l’oppression détruit la justice dans sa base. – S’ils traitent des droits de l’homme, ils oublient d’admettre le droit du travail sans lequel tous les autres sont inutiles. »

Qu’on se reporte à 1808, qu’on se rappelle l’état des esprits à cette époque, et l’on jugera combien M. Fourrier était alors en avant de son siècle !

(La suite au prochain numéro.)

Notes de base de page numériques:

1 Joseph de Maistre (1753-1821), Louis de Bonald (1754-1840) et François de Reynaud, comte de Montlosier (1755-1838), tous trois représentants majeurs dans la première moitié du xixe siècle de la réaction traditionnaliste contre l’esprit des Lumières et tous trois critiques virulents de la Révolution française.

 

Contrat Creative Commons

LODEL : Logiciel d'édition électronique