L'Echo de la Fabrique : 31 mars 1833 - Numéro 13

 

Sur M. Ch. Fourrier et du Phalanstère.

(Suite et fin, voy. n° 12.)

Aujourd’hui, dans le Phalanstère, M. Fourrier ne se borne pas à une critique amère du présent, il essaie de [7.1]jeter les fondemens d’un ordre nouveau. Dans ses spéculations hardies, il pose pour premier principe cette idée gigantesque, mais entachée de paradoxe, que le monde moral doit être la traduction du monde physique. Sans doute il y a unité de plan dans l’univers, et la sagesse de l’ensemble doit se retrouver dans chaque détail ; on sent que lorsque l’humanité sera organisée selon les vues providentielles, le mouvement de la société devra se trouver en harmonie avec le mouvement universel ; mais en poussant les conséquences de ces principes jusque dans leurs derniers retranchemens, il tombe dans l’exorbitant et le ridicule. Il annonce que les divers groupes de l’association humaine devront, dans leurs combinaisons, leurs nombres, dans leurs fonctions relatives, présenter une image des phénomènes généraux de tout ordre (ordre astronomique, physique, physiologique, etc…) : d’où il résulte, à cause de la corrélation des deux ordres, matériel et moral, qu’il suffirait de bien connaître l’organisation sociale définitive, pour avoir la clé de toutes les sciences, pour être en état de déterminer les rapports de tous les faits observés : idée trop systématique pour être vraie.

En regard et comme vérification de ses idées sur l’association humaine, M. Fourrier s’applique dans ses différens ouvrages à montrer, dans les phénomènes généraux des ordres les plus divers, la confirmation par analogie des détails qu’il présente sur cette association. Appuyé sur le principe que je viens d’exposer, il ne craint même pas d’entrer dans l’explication des faits qui tiennent aux valeurs numériques, comme nombre et distances des planètes, attribution et nombre des satellites, distribution des formes géométriques dans le règne minéral, des organes dans les règnes organiques, des courbes gracieuses dans la configuration humaine. Il aborde, en un mot, cette question mystérieuse de la raison des nombres, sur laquelle s’est évertué le génie sublime de Kepler, et que les savans modernes ont complètement abandonnée, depuis que Newton, par la nature et l’influence de ses travaux, a fait passer en principe qu’on doit introduire dans le calcul les résultats de l’observation comme des données, sans se mettre en peine de qui les donne et du pourquoi elles ont été données telles au monde et non pas autres. Mais M. Fourrier n’ayant pas exposé en détail ses règles d’analogie universelle, les résultats auxquels il est conduit n’apparaissent souvent que comme des allégories ingénieuses ; d’autres fois il est tellement en dehors des idées vulgaires, qu’il semble entraîné dans une poésie toute fantastique.

Ainsi, suivant lui, la planète que nous habitons aura pour durée 80,000 ans, terme de la vie humanitaire. Elle vit d’une vie qui lui est propre, elle entre à peine dans sa puberté, ce qui est rendu sensible par le fluide prolifique qu’elle exhale dans ses velléités au moyen des aurores boréales qui se multiplient. L’imagination la plus riche et la plus riante peut à peine se former une idée des miraculeuses productions qui couvriront bientôt sa surface, si nous favorisons ce développement par une culture harmonienne. Ces espèces nouvelles vont apparaître à sa surface : les anti-lions, les anti-tigres, les contre-moules détruiront nos animaux malfaisans. L’encroûtement des pôles cessera, et les contrées boréales se couvriront d’orangers et de palmiers. L’amertume de la mer va s’adoucir, et bientôt, à l’aide des volcans, l’homme évaporera ses eaux, dont la retraite offrira un terrain vierge à son activité. Ces vapeurs s’étaleront en un vaste parasol, et comme un anneau autour de l’équateur [7.2]pour garantir la zone torride des feux du soleil. Alors une nouvelle morale plus adaptée aux besoins de l’homme sera promulguée ; l’on ne formera plus de ces unions d’individu à individu, froides, rebutantes, à glacer la vie, à pétrifier l’imagination. Parlez-moi d’un groupe matrimonial de onze hommes et de dix-sept femmes, ou mieux encore de quatre femmes et de sept hommes : celui-ci est le plus harmonique de tous, il est réservé aux artistes. Cependant la copulation de la terre avec Sirius et Aldéboran produira des hommes qui auront d’autres organes, dont les dents repousseront, etc., etc., et alors il s’établira une vaste société intellectuelle entre la terre et les autres planètes. Alors commencera dans les cieux une magnifique et ravissante épopée qui sera chantée par les constellations les plus lointaines.

Oh ! que c’est tomber de bien haut que de parler après cela de notre monde rabougri, de nos poèmes héroïques cycliques, de notre société à l’envers, de notre littérature fantastique ! Misère que tout cela ! Je n’ai que faire de vos richesses orientales, des palais de diamant, des trésors d’Aboulcasem et de la science des génies, lorsque M. Fourrier nous initie à la poésie de l’univers, et tient en réserve des conceptions plus hardies encore. Que Dieu prête l’oreille à M. Fourrier.

 

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