L'Echo de la Fabrique : 21 avril 1833 - Numéro 16

UN DISCIPLE DE CHARLES FOURRIER

a ses concitoyens.

Suite (Voy. l?Echo, n° 14.)

des droits du riche, du travailleur, et des vices de notre organisation sociale.

[5.2]Les droits du riche sont, sans contredit, le libre et entier exercice de toutes les jouissances attachées aux richesses, qu?elles soient pour lui le fruit du talent, du travail ou de l?hérédité familliale, principe que l?on ne saurait attaquer sans violer les lois de la nature, la liberté de l?homme et replonger la société dans un bourbier de sang, dont elle ne sortirait peut-être que pour rouler encore dans un abîme sans fin.

Les droits du travailleur, personne ne le contestera, sont dans le travail. Mais le travail n?étant qu?instantané, la rétribution impuissante à alimenter les besoins du travailleur, impuissante encore à lui procurer les jouissances auxquelles il a droit de prétendre, et aussi à lui ouvrir la voie de la fortune, but primordial auquel tendent tous les hommes mus par l?ambition, passion inhérente à tous, mais qui n?est satisfaite que pour quelques-uns ; il n?est que trop vrai alors, que l?immense majorité des hommes étant spoliée même du premier de ses droits, l?existence ! les riches ne sauraient trouver de garantie que dans l?emploi des moyens coërcitifs, moyens très-dangereux et très-peu pacifiques, comme nous le savons, et qui quelquefois sortent des mains des moraliseurs pour passer dans celles des moralisés.

C?est en vain que nous chercherions dans le bagage scientifique de notre vieux monde civilisé et dans la collection des théories gouvernementales qui se sont successivement arrachées la gestion du globe, un remède à un état de choses aussi disparate, aussi antipathique de l?harmonie qui doit être la base fondamentale de la société ! La morale et la philosophie qui s?étaient imposées la mission grande de diriger, d?éclairer sa marche, après l?avoir saturée de misères et d?erreurs, de décrépitude et d?immoralité, sont enfin forcées de se dépouiller du prestige qui les entourait, d?avouer la faiblesse de leur science et de leurs principes, puis de céder le gouvernail à des mains plus habiles.

Trouverons-nous ce remède dans l?application de quelque théorie gouvernementale ? Mais le temps a fait justice des vieilles prétentions des favoris du droit divin, et le bon sens des hommes est là prêt à repousser toute prétention de qui tenterait de s?intrôniser à leur place ; et bien que nous sachions tout le prix des bienfaits de la liberté de la presse, de la liberté d?opinions, et du droit d?intervenir dans l?action gouvernementale, autour de nous cependant, nous le voyons, tout languit, tout se meurt, et nous devons chercher ce remède ailleurs que dans ces théories, dont la plus avancée même ne nous semble porter en soi qu?une faible garantie contre le mal, au lieu d?une condition directe du bien qui est devenu d?une impérieuse nécessité.

Le trouverons-nous dans un développement plus étendu de notre système industriel et commercial ? Mais nos lois n?ayant réglé ni l?industrie, ni le commerce, ni les rapports des hommes entr?eux, ce développement ne saurait avoir lieu qu?aussitôt, le malaise des travailleurs déjà grand, ne s?accrût encore avec lui ; car ici comme partout nous retrouvons l?exploitation de l?homme par l?homme, et nous comprenons très-peu vraiment les avantages de notre liberté de commerce ; [6.1]liberté sans bornes pour le marchand, mais gorgée de despotisme et d?arbitraire envers le corps social. Or, le corps social, selon nous c?est la majorité, et la majorité travaille et ne vend pas, mais en revanche elle achète tout, nourriture, vêtemens, chauffage, et partant, se trouve à la merci du marchand.

Le commerce, ainsi qu?il se trouve organisé, est donc une des plaies de notre monde civilisé ?1 Oui, sans doute, mais il y aurait injustice grande de l?imputer à crime aux marchands, car, ainsi que tous, ils jouissent ou souffrent des erreurs de cette organisation de duperie et de mensonge, et comme tous ils doivent être pressés de quitter ce sable mouvant sur lequel la société se meut si péniblement pour fouler une terre mieux affermie.? Aussi bien le commerce, si mal entendu par la civilisation, qui n?en a fait qu?une mesquine voie de fortune à la merci du hasard, porte en soi un germe de décadence et de mort ; ce germe c?est la concurrence ! gouffre dévorant dans lequel le négociant est constamment exposé à plonger sa fortune et son avenir : tandis que le commerce, selon nous, devrait n?être pour les hommes qu?un moyen d?échange facile et désintéressé de tous les produits agricoles et industriels nécessaires au bien-être de tous, seule base réelle de liberté, d?égalité et de bonheur.

L?industrie et le commerce représentant dans l?ordre actuel le travail, et le travail étant le fait naturel de tous les hommes, nous avons dû étendre particulièrement notre critique sur cette question si grave et en démontrer au moins le vice principal ; nous allons maintenant y joindre quelques réflexions sur le travail, fonction dégoûtante comme l?ont faite nos législateurs et faiseurs de systèmes, qui, faute de mieux, l?ont encore rendue révoltante en la faisant retomber de tout son poids sur les hommes qu?y force la nécessité.

Dans l?ordre actuel le travail est une fonction dégoûtante, parce qu?elle est continue, monotone et uniforme, parce qu?elle appauvrit l?homme en altérant sa santé et abrégeant sa vie, en comprimant toutes ses facultés et en ne lui laissant aucun moyen de développer son génie, et parce qu?enfin elle ne lui ouvre aucune chance de bonheur, aucune voie de fortune. Elle est révoltante, parce qu?elle est devenue le lot d?une portion d?hommes qui, jetés par ce fait, au ban de la société, se trouvent dépouillés des droits qui leurs sont acquis par nos révolutions ; car elles ont été faites au nom de progrès, de liberté et d?égalité !

La loi nous dit que les hommes sont égaux ! et la morale qu?ils sont frères ! La loi veut encore que tous soient accessibles aux emplois. Mais, nous le demandons, qu?est-ce que l?égalité pour ces vingt-deux millions de Français qui n?ont pour gage de bonheur et de bien-être matériel que le mince revenu de sept à huit sous par jour, et dont le plus grand nombre encore sont à peine la veille assurés du pain du lendemain ? Qu?est-ce donc pour eux que l?accessibilité aux emplois, quand l?ignorance, fille de la misère, leur en refuse à tous l?aptitude et leur en ferme le chemin ? Législateurs, philosophes et moralistes, répondez !

Mais nous n?en finirions pas si nous voulions faire la part de toutes les erreurs de notre civilisation, et nous croyons en avoir dit assez pour que les hommes de bonne foi comprennent avec nous qu?elle est essentiellement vicieuse et qu?il faut se hâter de sortir de ses langes décrépites et gangrenées des abus de toutes ces sciences, tant renommées, qui, au dix-neuvième siècle, n?ont encore su enrichir leurs temples que d?inventions destructives de l?humanité et de systèmes d?oppression continuelle [6.2]des facultés des passions qui naissent, grandissent et meurent avec l?homme.

Il est encore dans le monde, nous le savons, beaucoup d?hommes qui, contens de ce qu?ils appellent une position faite, voient d?un ?il indifférent s?étendre les ravages de ce fléau dévorant (la civilisation) qui traîne après lui guerres, luttes intestines, pestes, misères et dégradation de l?espèce humaine, et qui ne manquent jamais de jeter un houra à la face d?une découverte. Mais il en est d?autres encore qui, bien qu?ils aient aussi une position faite, n?en conçoivent pas moins tous les dangers de l?inaction, et qui ne manquent jamais d?appuyer toute invention utile : celle de Charles Fourrier, gigantesque comme son génie, est une des plus heureuses qu?ait produit notre siècle entre tous, et nous espérons en fournir la preuve dans les développemens successifs que nous donnerons sur sa méthode d?organisation sociétaire des travaux de culture, fabrique, ménage, commerce, éducation et beaux-arts.

R...... cadet.

Notes de base de page numériques:

1 La dénonciation du commerce, activité parasite abritée par l?état actuel de « civilisation », est une constante de l??uvre de Charles Fourier : « Les manufacturiers et cultivateurs créent la richesse ; le commerçant ne produit rien, il n'est qu'agent distributeur, que valet des manufactures qui l'entretiennent. » (Ch. Fourier, Manuscrits, t. XI, p. 14-15.) L'analyse est très proche chez d?autres auteurs critiques de la période, Owen par exemple, qui note : « Votre système faux, vil, ignorant et mauvais m'obligeait à apprendre le commerce en achetant bon marché et à revendre cher. » (R. Owen, The life of R. Owen written by himself, in Selected Works, vol. 4, p. 29-30.)

 

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