L'Echo de la Fabrique : 28 avril 1833 - Numéro 17

 

De l?exportation de la Fabrique d?étoffes de soie hors la ville de Lyon.1

Suite (Voy. l?Echo, n° 15.)

Nous allons dans cet article examiner la thèse importante de l?exportation de la fabrique d?étoffes de soie hors de la ville de Lyon, sous les divers rapports que nous avons indiqués dans le n° 15 du journal. Nous devons faire ressortir en premier lieu les inconvéniens de cette mesure prise ou tentée par un assez grand nombre de négocians que nous pourrions citer, et ce en la considérant 1° dans leur intérêt ; 2° dans celui de la ville de Lyon ; 3° dans celui de la France entière ; 4° dans celui des m?urs en général ; et enfin 5° dans l?intérêt de l?industrie.

Dans l?intérêt des négocians : Ce ne serait pas la première fois qu?aveuglés par un esprit de vengeance ou simplement par le démon de l?amour-propre froissé, des hommes sages et estimables d?ailleurs, compromettraient leur propre intérêt. L?histoire de cet individu qui consentait à se laisser arracher un ?il pour que son ennemi fût aveugle, est notre histoire à tous dans un cercle plus ou moins étendu et sauf de rares exceptions. L?intérêt des négocians, soit comme industriels, soit comme propriétaires, est de conserver à Lyon les manufactures qu?ils exploitent afin de pouvoir se livrer eux-mêmes à la surveillance qu?exige toute exploitation et [1.2]éviter de s?en rapporter à celle des contre-maîtres auxquels ils seront obligés de donner leur confiance, si ces manufactures sont transportées hors Lyon. Comme propriétaires, la diminution du prix des loyers les aura bientôt avertis du déficit de la richesse publique. Les négocians penseraient-ils trouver une fabrication aussi belle, aussi consciencieuse, si l?on peut s?exprimer ainsi, chez des ouvriers disséminés dans les campagnes, que chez des chefs d?atelier d?une même ville, exerçant en quelque sorte sans le contrôle mutuel de l?émulation. S?ils veulent y réfléchir et être de bonne foi, ils avoueront que non. Mais alors, dira-t-on, ils imiteront l?exemple de M. Berna, et fonderont de grands ateliers où les étoffes seront fabriquées par des ouvriers à façons, travaillant sous l??il et la conduite de contre-maîtres expérimentés. Ce palliatif ne produira que peu d?effet ; ils éviteront, il est vrai, de passer par l?intermédiaire du chef d?atelier ; mais ils n?échapperont pas, dans un temps donné, aux exigences de l?ouvrier ; ils seront obligés de les subir comme le chef d?atelier les subit aujourd?hui et sans aucune compensation pour l?augmentation de leurs frais. Nous avons dit exigences de l?ouvrier, faute d?avoir pu trouver un mot qui rendît mieux notre pensée ; car ces exigences sont justes, sont le résultat de l?ordre de choses actuel, et doivent être satisfaites, ainsi que nous l?établirons, mais non par l?exportation de l?industrie dont les négocians seront les premières victimes dans leur intérêt pécuniaire, d?abord comme industriels et ensuite comme propriétaires. Sous ce dernier rapport il suffit d?énoncer la proposition, personne ne la contestera. Si la fabrique quitte la ville de Lyon, les loyers diminueront sans aucun doute, non-seulement à raison des logemens de la classe ouvrière restés vacans, mais encore à raison de l?émigration d?un grand nombre d?autres industries alimentées par la classe ouvrière, et qui la suivront dans son exil. Si la consommation diminue, et ce sera un résultat forcé de l?exportation de la fabrique, il faudra bien que le nombre des marchands qui fournissent à cette consommation et vivent de ce trafic diminue, et alors de nouveaux logemens seront encore inoccupés. Il est donc bien facile de prévoir le bas prix forcé des loyers, et partant la dépréciation des propriétés. Si nous voulions des exemples, nous n?irions pas les chercher au-delà de Tarare. La branche d?industrie qui avait paru s?y fixer et qui avait rapidement porté cette ville de second [2.1]ordre à un degré de prospérité qui allait toujours croissant, a cessé d?y habiter par suite de circonstances analogues à celles qui menacent la ville de Lyon ; eh bien ! qu?on compare le prix des propriétés aujourd?hui avec celui qu?il atteignait il y a quelques années ; qu?on fasse à ces mêmes époques le relevé des marchands de comestibles et autres industriels qui avaient accouru et s?étaient groupés autour de l?industrie principale, l?on verra l?énorme différence. La misère succédant à la richesse. Le même sort attend Lyon si l?exportation de la fabrique continue. Qui en souffrira le plus, du négociant propriétaire ou du chef d?atelier prolétaire ?

Dans l?intérêt de la ville de Lyon : Ce que nous venons de dire relativement à la dépréciation des propriétés pourrait paraître suffisant. Cependant, laissant de côté l?intérêt des propriétaires, nous voulons dire un mot de l?intérêt de la ville de Lyon, abstraction faite de celui de ses habitans propriétaires. Une ville est un être moral : c?est sous ce point de vue que nous allons considérer la question dans son rapport avec Lyon. Ceux-là seuls pour qui le mot de patrie est un nom vide de sens ne nous comprendront pas. Nous espérons l?être du plus grand nombre. Lyon, comme cité, a intérêt à ne pas décheoir du haut rang qu?elle occupe. Lyon est la capitale du Midi ; ses destinées dans la suite des temps peuvent encore s?agrandir. Sera-t-elle mère infortunée, égorgée par ses propres enfans ! ou plutôt ses enfans ingrats la couvriront-ils de haillons pour la donner en spectacle au monde ! L?histoire flétrira ceux qui auront les premiers donné un exemple aussi funeste. Nous répondra-t-on par le fatalisme ? Oui, Tyr et Carthage, Gênes et Venise sont tombées. Si ce sort-là, ô Lyon, t?est réservé ! malheur à toi ! Mais ce n?est pas à tes fils à accélérer ta ruine ! La volonté d?ailleurs ne peut-elle combattre et vaincre le destin fatidique ? Oui, à l?aide de l?intelligencei, et c?est pourquoi nous jetons un cri de douleur et d?alarme.

(La suite au prochain numéro.)

Notes de base de page numériques:

1 Dans le cours de cette série d?articles, le journaliste, probablement Marius Chastaing, tente une démonstration, sur la base d?arguments économiques, du caractère néfaste d?une telle délocalisation. Lorsqu?il reviendra sur le sujet, quelques mois après l?insurrection sanglante d?avril 1834, et alors même que le Courrier de Lyon proposera de nouveau l?expulsion des tisseurs du c?ur de la cité, le commentaire et notamment l?élucidation des raisons exactes d?une telle mesure pour les autorités sera beaucoup plus politique : « Cette classe est nombreuse, elle inquiète, il faut la disséminer ; réunie, sa masse compacte, son indépendance en imposent ; divisée, chacun de ses membres sera livré pieds et poings liés à la cupidité, aux exigences tyranniques et l?exploitation du grand nombre par quelques-uns continuera de plus belle. » (Tribune prolétaire, numéro du 12 octobre 1834).

Notes de fin littérales:

i Nos lecteurs observeront que c?est une réminiscence de la philosophie de l?école nouvelle de Fabre d?OlivetFabre d?Olivet, BallancheBallanche, etc. ; philosophie trop peu connue encore, mais qui a pour elle l?avenir.

 

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