L'Echo de la Fabrique : 28 avril 1833 - Numéro 17

 LE CANUT,
HISTOIRE CONTEMPORAINE,

(Suite. – Voy. l’Echo, n° 16.)

Lorsque Rose revint à la maison elle trouva son mari la tête appuyée sur ses deux mains et tout affligé de l’inutilité de ses courses. Lui, la voyant embarrassée, le teint enflammé, les yeux humides, lui demanda d’où elle venait ; elle lui avoua d’abord sa démarche auprès de Boursault. Jacques lui fit de vifs reproches de ne l’avoir pas consulté avant de s’abaisser à supplier cet homme. Mais que devint-il lorsqu’il apprit la condition que Boursault avait mise à la demande de Rose et l’indigne attaque à laquelle celle-ci avait été exposée. – Il devint pâle tout à coup, comme lorsqu’on apprend un grand malheur, un malheur nouveau et inattendu. Il aurait pu tout supporter, la pauvreté, la faim, des injures ; en pensant à sa famille il aurait pu courber sa tête et se taire sous une humiliation personnelle ; mais être insulté dans ce qu’il avait de plus cher au monde ! être déshonoré dans l’honneur de sa femme ! être regardé comme un homme qui peut manger un pain acheté à ce prix ! Son sang bouillonnait dans ses veines. C’est là l’injure que le pauvre ressent le plus douloureusement ; ces inégalités factices de fortune et de condition que la main des hommes lui a imposées, il les subit par nécessité et par habitude ; mais il est fier de l’égalité des dons que la nature distribue à tous les mortels ; et dès qu’une caste élevée veut encore les attirer à elle et avoir seule le privilège des jouissances qui doivent appartenir à tous ; dès qu’elle porte atteinte au seul bien dont elle ne puisse s’arroger le monopole, alors le pauvre se révolte comme d’une infraction à un traité passé entre lui et Dieu qui a donné cette unique compensation à tant de maux et de misère.

Jacques s’en alla sans mot dire. Il court chez Boursault et demande à lui parler. L’Adonis de la fabrique trompé par le nom crut que la jeune femme revenait ; il ordonna à la hâte de faire entrer et prit pour la recevoir un air riant et triomphateur. Mais quel fut son désappointement lorsqu’il vit entrer Jacques.

– Vous êtes un malhonnête homme, lui dit celui-ci brusquement et sans préambule.

– Hé bien ! Qu’est-ce cela ? s’écria Boursault étonné d’un pareil langage dans la bouche d’un canut.

– Comment ! non seulement vous n’avez pas honte de vous engraisser du travail des malheureux ouvriers ! il faut encore que vous vous appropriez leurs femmes et leurs filles ! cela vous arrive souvent, Messieurs les richards ! mais si jusqu’ici vous avez eu affaire à des niais ou à des gens qui préfèrent la honte à la misère, je vous réponds que vous n’aurez plus envie de vous frotter à Jacques Lebras.

– Ah ! je comprends ! fit Boursault en souriant bêtement.

– Eh ! bien, mon cher Monsieur, si vous comprenez, j’espère que vous ne refuserez pas de me rendre raison… Je manie encore assez bien le briquet pour vous voir cinq minutes en face…

– Oh ! oh ! oh ! Finissez donc… J’étouffe ! Il est excellent avec son briquet… !

[7.2]– Vous auriez donc la lâcheté de me refuser satisfaction…

– Allons, mon ami, voila assez de plaisanteries comme cela… Maintenant je vais prendre la chose au sérieux… Partez vite où je vous fais jeter à la porte par mes domestiques !

– Me faire jeter à la porte !

Jacques ne voyant plus aucune ressource de vengeance pour lui après ce refus, exaspéré de s’entendre encore insulté, hors de lui, s’élance tout-à-coup sur Boursault, le saisit à la gorge, le renverse et lui mettant un genou sur la poitrine.

– Demande-moi pardon de ton injure, criait-il d’une voix forte…

Boursault en se débattant sous la pression vigoureuse de son antagoniste, saisit le cordon de la sonnette.

Les domestiques accoururent et débarrassèrent leur maître sans toutefois user de violence envers l’ouvrier dont les regards foudroyans leur en imposaient. Boursault, essoufflé, rendu, s’écriant d’une voix entrecoupée : « Ah ! le scélérat ! C’est un vrai guet-à-pens ! Comme il m’a arrangé ! Mais j’ai des témoins et ton affaire est bonne. »

Cependant Jacques sortit la tête haute et d’un pas tranquille.

Il fut cité par Boursault en police correctionnelle, et grâce au talent d’un jeune avocat qui plaida sa cause de bonne volonté, il ne fut condamné qu’à deux mois de prison, cent francs de dommages et intérêts, et aux frais du procès.

C’était déjà trop pour lui.

S’il avait été riche peut-être il aurait pu aussi lui aller d’abord demander satisfaction aux tribunaux ! Mais il aurait fallu perdre aux audiences des journées de travail ; il aurait fallu faire de premiers frais et risquer une perte d’argent en cas d’échec ! Et ces journées de travail le faisaient vivre avec sa famille ! Et il n’avait pas de quoi faire ces premiers frais et risquer cette perte d’argent ! Mais Boursault pouvait payer et la justice lui prêtait une oreille plus docile.

Ainsi la prétendue égalité des Français en face de la loi tombe et se brise devant l’inégalité des fortunes. Cette lèpre corrompt et mange au cœur les institutions les plus sages, et nos législateurs n’ont pu s’empêcher de jeter un peu d’or dans la balance de Thémis. La justice ne cessera d’être une illusion pour la majeure partie de nous que lorsqu’un gouvernement ami du peuple établira des défenseurs d’office chargés de poursuivre gratuitement la réparation des injures qui auraient été faites au pauvre, et de traîner le coupable devant ses juges en l’arrachant du sein de son opulence qui ne sera plus pour lui un gage d’impunité ! Jusque-là quand on nous parlera d’égalité devant la loi, nous répondrons : amère dérision ! Et cette parole aura de l’écho dans les masses.

(La suite à un prochain numéro.)

 

Contrat Creative Commons

LODEL : Logiciel d'édition électronique