L'Echo de la Fabrique : 5 mai 1833 - Numéro 18

Examen du jugement du tribunal de police correctionnelle de Lyon,

du 26 février dernier.

On se souvient que sur la plainte de MM. Pellin et Bertrand, qui se constituèrent parties civiles, l?Echo de la Fabrique fut cité devant la police correctionnelle en la personne de son gérant, sous la prévention d?avoir, dans le n° 7 du 17 février 1833, commis contre ces négocians le délit de diffamation. Ces messieurs faisaient résulter ce délit :

1° De leur inscription dans un Catalogue des maisons de commerce qui sont en contravention avec les décisions du conseil des prud?hommes. Cette inscription était motivée ainsi :

N° 3. MM. Pellin et Bertrand, qui ont écrit sur le livre de M. Barnoux qu?il ferait lacer à ses frais les dessins, et qu?il ne lui serait point accordé de tirelles.

2° D?une note sous la rubrique réclamations, et portant textuellement :

[2.1]M. Manarat se plaint que MM. Pellin et Bertrand l?ont menacé de mettre à bas tous ses métiers les uns après les autres, 1° parce qu?il a exigé les tirelles et le laçage des cartons qui lui sont dus ; 3° parce qu?il les a fait appeler au conseil des prud?hommes. Ces mêmes négocians ne veulent porter sur son livre ce qu?ils ont été condamnés à lui payer qu?à titre de bonifications.

3° De la mention faite d?eux dans un article de fonds du même journal, ayant pour titre ; Abus des supplémens de salaire portés sur les livres comme bonifications.

Trois chefs de diffamation étaient donc reprochés à l?Echo de la Fabrique. Quant au troisième, une erreur avait été commise ; le nom de MM. Pellin et Bertrand avait été substitué involontairement par le rédacteur de l?article à celui d?autres négocians. Cette erreur fut réparée dans le n° suivant comme toutes les erreurs se réparent par un erratum en tête du journal. Restaient les deux autres chefs. Les faits avancés étaient-ils vrais ou faux ? Le gérant n?attendait qu?un démenti pour faire entendre les sieurs Manarat et Barnoux qui l?assistaient à l?audience. Ce démenti ne fut pas donné. On ergota seulement sur un mot impropre. Dans la note rédigée sur la lettre du sieur Manarat, on s?était servi du mot condamné ; il n?y avait pas eu condamnation, l?affaire avait été terminée dans la salle même de l?audience, non par une transaction entre Pellin et Bertrand et Manarat, mais par l?adhésion pure et simple des premiers à la demande du second ; demande, il faut bien l?avouer, conforme à la jurisprudence du conseil, et qui, si elle eût été produite à la barre, aurait nécessairement été suivie de la condamnation de Pellin et Bertrand, à moins qu?on suppose que le conseil, dans cette affaire seule ; se fût déjugé.

On compara le catalogue dressé dans le journal l?Echo à une table de proscription pour servir de mémento dans le cas où suivant l?expression harmonieuse du Courrier de Lyon, les ouvriers s?apercevraient un jour que les événemens de novembre n?ont pas bien fini. Certes, cette intention avait été bien loin de la pensée et du gérant et du rédacteur de l?Echo. On peut les croire lorsqu?ils l?affirment, car ils ont montré l?un et l?autre que s?ils n?étaient pas à la hauteur de leur mission, ce ne serait jamais par défaut de courage.

On parla beaucoup des doctrines républicaines de l?Echo, quoique ces doctrines ne fussent pas en cause. Le ministère public montrait en cette occasion peu de générosité.

Au demeurant, l?Echo sortit avec honneur de ce premier combat judiciaire. Il reçut même, au grand déplaisir de certains que scandalise toute démonstration populaire, une noble récompense pour ses efforts en faveur de l?émancipation de la classe prolétaire ; plus de huit cents ouvriers vinrent par leur présence témoigner de leur sympathie pour cette tribune de l?industrie salariée.

Le tribunal, après un court délibéré, rendit le jugement dont est appel et dont nous croyons utile de mettre sous les yeux des lecteurs le dispositif en l?accompagnant de nos réflexions.

« Le tribunal, considérant que la plainte des sieurs Pellin et Bertrand a pour objet trois articles insérés dans le numéro de dimanche 17 février du journal publié à Lyon sous le titre Echo de la Fabrique.

Considérant, quant au premier article incriminé, que la désignation des sieurs Pellin et Bertrand a été rétractée dans le numéro suivant du même journal, du dimanche 24 février, et que si cette rétractation a pu d?abord paraître incomplète dans la forme sous laquelle elle a été présentée, elle est devenue suffisante par la déclaration fournie en cette audience par le sieur Berger, gérant du journal dont il s?agit, de laquelle il résulte que tout ce qui compose cet article ne concerne nullement les plaignans, que dès-lors sur ce point, la plainte n?a plus d?objet.

Considérant, quant au second article incriminé, que le rédacteur de l?Echo de la Fabrique a eu tort d?admettre avec trop de légèreté les [2.2]assertions énoncées du sieur Manarat sur le compte des sieurs Pellin et Bertrand, mais que cette publication constitue de sa part une imprudence plutôt qu?une diffamation qui puisse lui être personnellement reprochée ; qu?ainsi ce deuxième chef de prévention doit être écarté.

Considérant, en ce qui concerne le troisième article incriminé que dans cet article intitulé : Catalogue des maisons de commerce qui sont en contravention avec les décisions du conseil des prud?hommes, le rédacteur a inscrit sous le n° 3 les sieurs Pellin et Bertrand, qu?il a présenté encore particulièrement dans ce n° 3 comme étant en contravention flagrante avec la jurisprudence du conseil des prud?hommes.

Considérant que l?un des élémens d?un négociant étant son exactitude à se conformer aux règles de commerce et aux décisions de l?autorité instituée pour régler ses obligations envers les ouvriers qu?il emploie, c?est nécessairement porter atteinte à sa considération que de le signaler à l?opinion publique comme méprisant 1es décisions qu?il doit respecter.

Considérant dès-lors que l?imputation faite dans ce troisième article offre les caractères de gravité et de publicité qui, aux termes de l?article 13 de la loi du 17 mai 1819, constituent le délit de diffamation.

Vu l?art. 18 de la même loi qui a été lu à l?audience par le président, et qui est ainsi conçu :

Art. 18. « La diffamation contre les particuliers sera punie d?un emprisonnement de six jours à deux ans, et d?une amende de 25 fr. à 2,000 fr. ou de l?une de ces peines selon les circonstances. »

Déclare, par jugement en premier ressort, le sieur Berger, gérant de l?Echo de la Fabrique, coupable de diffamation envers les sieurs Pellin et Bertrand, à raison du troisième article inséré sur leur compte dans le n° du 17 février courant ;

En conséquence le condamne à 50 fr. d?amende et aux dépens envers les sieurs Pellin et Bertrand, lesquels sont liquidés à 22 fr. 15 c. outre les coûts et accessoires du présent jugement.

Ordonne qu?il est renvoyé de la plainte en ce qui touche les deux premiers articles incriminés.

Ordonne, conformément à l?art. 11 de la loi du 9 juin 1819, que dans le mois à dater de ce jour le présent jugement sera inséré dans l?un des numéros du même journal. »

Sur le deuxième considérant, nous persistons à croire que l?erratum était suffisant ; au reste, et pour faire reste de droit à MM. Pellin et Bertrand, nous avons fait exprès un article de rectification dans le n° 9 du journal, soit le 3 mars dernier. Nous avons lieu dès-lors d?espérer que ce chef d?accusation est écarté de plano, ou bien MM. Pellin et Bertrand nous indiqueront comment un auteur qui a commis une erreur involontaire peut la rectifier.

A l?égard du troisième considérant, ce n?est pas par légèreté, mais par devoir que nous avons accueilli les assertions de Manarat. Elles subsistent sous un mot que nous avons expliqué ci-dessus ; mais un procès pour un mot, c?est par trop ridicule.

Nierait-on notre droit d?enregistrer les plaintes des ouvriers contre les négocians qui les occupent ; alors la cause change de face ; elle mérite que la cour y prête toute son attention, car cette cause n?est pas de celles qu?un jugement termine, de celles qui n?ont trait qu?à deux individus. Derrière MM. Pellin et Bertrand se cache la classe entière des négocians. Derrière M. Berger est toute la classe ouvrière. Il faudra oublier les hommes car une question de principes s?agitera. Nous laissons à l?avocat le soin de la faire triompher.

Les 4e, 5e et 6e considérans s?appliquent à l?inscription de MM. Pellin et Bertrand au catalogue des maisons de commerce qui ne se conforment pas aux décisions du conseil des prud?hommes.

Sans examiner si le fait avancé est vrai ou faux, et il est vrai, nous en offrons la preuve écrite, la preuve vivante (le sieur Barnoux sera avec nous) ; il est vrai : il n?a pas été démenti ; sans examiner, disons-nous, la vérité du fait, le tribunal a vu un délit de diffamation, une atteinte portée à la considération de MM. Pellin et Bertrand dans cette inscription, dans ce signalement [3.1]à l?opinion publique de ces négocians comme méprisant des décisions qu?ils doivent respecter, attendu, ajoute le tribunal, que l?un des élément à la considération d?un négociant est son exactitude à se conformer aux décisions de l?autorité instituée pour régler ses obligations envers les ouvriers et aux règles du commerce.

Le tribunal, nous oserons le dire, a commis une grave erreur et roulé dans un cercle vicieux.

D?accord avec lui sur les principes, nous différons sur les conséquences.

Oui : la considération d?un négociant résulte de son exactitude à se conformer aux règles du commerce ; mais lesquelles ?

Si par un enchaînement de circonstances que chacun sait, les règles du commerce sont devenues vexatoires pour les ouvriers ; si un point d?honneur existe pour maintenir ces règles au détriment des ouvriers,?

Dira-t-on que le négociant accusé de trop bien se conformer aux règles du commerce, lorsque ces règles abusives viennent d?être changées, a perdu sa considération auprès de ses collègues ; qu?on vienne donc articuler sérieusement que MM. Pellin et Bertrand, accusés par nous de refuser aux ouvriers les tirelles, le laçage des cartons, les déchets, toutes choses que les ouvriers ont obtenues depuis peu, ont vu par ce fait décroître leur considération ? qu?ils ont été exposés à se voir expulser de la bourse, d?un café ? ô amère dérision !

Oui : la considération d?un négociant résulte de son exactitude à se conformer aux décisions de l?autorité instituée pour régler ses obligations envers les ouvriers qu?il emploie.

MM. Pellin et Bertrand, en ne se conformant pas aux décisions du conseil des prud?hommes qui les astreignaient à écrire sur le livre de Barnoux le contraire de ce qu?ils y ont écrit ; à donner sans murmure à Manarat les tirelles et le laçage des cartons que cet ouvrier réclamaient, ont donc dû perdre de leur considération. C?est le tribunal qui l?a dit ; mais alors la cause change de face. Le tribunal en a-t-il bien senti toute la portée ?

Ainsi, lorsqu?en octobre 1831 un tarif eut été octroyé aux plaintes des ouvriers, il y eut décision de l?autorité, vous voila donc flétris de par le tribunal de Lyon, vous tous, négocians, qui refusâtes obstinément de vous y soumettre.

Oh ! nous serons plus indulgens ! Non la considération d?un négociant, peut-être à tort, mais en réalité, ne dépend nullement de sa ponctualité à se soumettre aux décisions de l?autorité qui ne lui sont pas nominativement applicables.

Si l?on voulait nous interdire le droit de signaler aux ouvriers les négocians prévaricateurs, ces usuriers de travail, nous protesterions que c?est notre droit, et nous en userons toujours à nos risques et périls.

 

Contrat Creative Commons

LODEL : Logiciel d'édition électronique