L'Echo de la Fabrique : 12 mai 1833 - Numéro 19

 

De l’exportation de la Fabrique d’étoffes de soie hors la ville de Lyon.

Fin (Voy. l’Echo, n° 15 et 17.)

L’intérêt moral de la ville de Lyon comme cité, et considérée sous le point de vue patriotique, son intérêt matériel comme collection de propriétaires, ces deux intérêts réunis, s’opposent à ce que l’exportation de la fabrique d’étoffes de soie ait lieu sans exciter de justes plaintes. Nous croyons l’avoir établi dans notre précédent article.

Il nous reste à examiner cette exportation sous quelques autres rapports que nous allons suivre dans l’ordre indiqué.

Dans l’intérêt de la France entière : La France, comme nation a intérêt d’avoir dans son sein des villes populeuses comme Lyon, Bordeaux, Marseille, etc. Ce sont ces grands centres de population qui font une partie de sa force. La révolution sociale qui détruirait l’une de ces villes lui-serait donc essentiellement funeste. Reine de l’Europe, en perdant Lyon elle perdrait l’un des plus beaux fleurons de sa couronne ; elle y perdrait encore sous le rapport du revenu général de l’état qui diminuerait sensiblement par suite de l’émigration dans les campagnes de la classe industrielle lyonnaise.

Dans l’intérêt des mœurs en général : Sans être rigoristes nous ne devons pas négliger de considérer sous ce point de vue la mesure désastreuse tentée par le commerce lyonnais. Sans vouloir déprécier une classe d’hommes aux dépens d’une autre, nous devons, pour être vrais, avouer que l’agriculture est plus favorable à la pureté des mœurs que l’artisanerie. Sans doute le vice a envahi les hameaux, sans doute un luxe rongeur commence à s’y introduire, nous ne le nierons pas ; car ce n’est pas une idylle que nous écrivons, et que nous servirait de le nier ? Mais malgré cette propension des mœurs champêtres à se corrompre, et à cause même de cette propension, fruit du contact des campagnes et des villes, devenu plus fréquent et plus facile depuis que la civilisation a marché ; il convient de séparer la population agricole de celle industrielle. Cela convient encore sous bien d’autres rapports. On avoue que la profession de la fabrique énerve le corps, est-il dès-lors raisonnable de tenter par l’appât d’un travail nouveau et d’un gain plus fort la jeunesse des campagnes, l’arracher par l’exemple à ses travaux vigoureux et peu salariés, évidemment non. Mais c’est cependant ce qui arrivera nécessairement au détriment de la force de notre population agricole.

Dans l’intérêt de l’industrie : Il est peut-être mesquin de s’occuper de cet intérêt privé, après avoir invoqué ceux de la patrie, des mœurs et de l’agriculture. Mais notre cadre ne serait pas rempli si nous l’omettions, [2.2]l’industrie d’ailleurs a pris place au rang des puissances qui gouvernent le monde.

L’industrie vit d’émulation ; le transport de la fabrique dans les campagnes tuerait cette émulation ; l’industrie vit d’expériences, de conseils journaliers. Sous ce rapport l’industrie périra encore reléguée dans la campagne. Livrée à des mains qui pourront devenir habiles, mais ne le seront pas encore, elle décroîtra dès le premier moment, et la mode, qui la tyrannise, se prévaudra de cette malfaçon première pour porter immédiatement ailleurs ses goûts changeans. Les industriels auront tué l’industrie.

La tâche que nous nous étions proposée est finie ; nous sommes restés de beaucoup au-dessous d’elle ; un sentiment vague, indéfinissable, nous préoccupait, c’est celui de l’inutilité de nos efforts. L’orgueil blessé ne pardonne jamais ; l’égoïsme est sourd, la cupidité est aveugle, et c’est contre ces passions haineuses et vivaces que nous avons à combattre, comment espérer la victoire ; un secret sentiment nous agite et nous dit que nous parlerions en vain ; notre voix ne sera pas plus écoutée que celle de Cassandre par les enfans d’Ilion.

Nous serions heureux de n’avoir combattu qu’une chimère ou pris de rares exceptions pour une règle de conduite arrêtée. Dans ce cas ce ne serait qu’une menace faite aux ouvriers pour les rendre moins récalcitrans, menace non destinée à être suivie d’exécution. Nous l’avons cru d’abord, des renseignemens certains nous ont détrompés. L’exportation de la fabrique de Lyon hors de la ville n’est pas encore la règle ; mais ce n’est plus déjà une exception. Cependant pour l’acquit de notre conscience, et pour arrêter sur le bord du précipice certains hommes aveugles, nous examinerons si cette menace faite aux ouvriers atteindrait son but ; en d’autres termes, si l’exportation dont s’agit serait au détriment des ouvriers.

Sous ce point de vue la thèse est facile à résoudre, sans doute l’ouvrier tient à la cité comme patriote, mais il n’y tient pas comme propriétaire. Ecartant ensuite les réflexions que nous avons faites dans les autres intérêts, parce que ces intérêts ne peuvent pas être sentis dans leur plénitude par l’homme qui souffre, nous arriverons à comprendre que l’ouvrier vivant dans la campagne à meilleur marché que dans la ville, jouissant d’un air plus pur, trouvera dans ce changement un avantage matériel pour lui. Dès-lors il est ridicule de lui en faire une menace à lui prolétaire, simple travailleur, ne demandant qu’a vivre en travaillant.

Combien de considérations nous resteraient à faire valoir. Mais nous n’avons pas oublié que l’art d’ennuyer est le secret de tout dire ; nous laissons à la sagacité des lecteurs le soin de suppléer à ce qui manque à ces réflexions jetées au hasard dans des intérêts généraux, ceux de la France, de l’industrie, de la ville de Lyon, de l’agriculture, et dans l’intérêt particulier des négocians eux-mêmes.

Une dernière réflexion. Il est constant que l’ouvrier doit vivre en travaillant, que son travail n’est pas assez rétribué pour lui donner ce résultat de toute équité ; on prétend que ce salaire ne peut être élevé, et ce n’est que pour rétablir l’équilibre entre le salaire et la dépense, afin de ne froisser aucun intérêt que le transport de l’industrie hors la ville a été demandé, et est devenu le point de mire d’un grand nombre de négocians lyonnais. Si nous le jugeons aussi désastreux, et qu’il faille y renoncer, quel remède trouver ? en existe-t-il un ? Oui, bien certainement ce remède existe ; mais il faut le chercher là où il est ; et sans s’enquérir de théories plus [3.1]ou moins vaines dont nous estimons le principe, mais dont nous n’adoptons pas toutes les conséquences, il faut le chercher dans une diminution des charges qui pèsent sur la France en général, et qui arrêtent la consommation sur la classe laborieuse des villes en particulier. Y a-t-il moyen d’opérer cette diminution sans secousse ? Oh ! bien facilement, il ne faut que le vouloir. M. Anselme Petetin l’a prouvé mainte fois dans le Précurseur. Il ne faut que le vouloir ; mais il faut laisser de côté toute considération aristocratique ; il faut déclarer bonne et franche guerre à tous les abus, à tous les priviléges, il faut que le plus haut fonctionnaire n’aie qu’un traitement raisonnable ; il sera toujours assez élevé, affranchi qu’il sera des chances, des vicissitudes du commerce. Il faut que les fonctions publiques soient rétribuées, mais que l’honneur en paie une partie ; il faut proscrire les mots de sinécure et de cumul. Il faut… mais tous ces changemens ne peuvent avoir lieu qu’en vertu d’autres institutions. Notre cadre spécial nous empêche d’en discuter, d’en établir le mérite. Nous renverrons donc à la Tribune, au National et au Précurseur les lecteurs curieux d’approfondir cette matière.

 

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