L'Echo de la Fabrique : 12 mai 1833 - Numéro 19

 SUZANNE.

NOUVELLE HISTORIQUE.

Le janvier 1832, Mme Wittz, anglaise de nation, parvint, à l’aide d’un batelier, à sauver une jeune fille nommée Suzanne, au moment où elle allait se précipiter dans la Seine. Conduite chez le commissaire de police, Suzanne, soit piété filiale, soit crainte, ne voulut point déclarer ses noms ni la demeure de sa famille. Elle fut donc transférée comme vagabonde dans une prison. Plus tard, elle fit connaître son père et sa mère et raconta sa déplorable histoire. Sa mère avait voulu la forcer à se prostituer, et avait essayé de vaincre sa résistance par des mauvais traitemens dont l’excès ne lui étant plus supportable, lui avait suggéré l’idée d’un suicide. Traduite devant le tribunal de police correctionnelle, elle fut acquittée le 1er mars suivant, sur la plaidoierie de Me Joffret, avocat. Sa mère n’avait pas osé se présenter. Mme Wittz embrassa cette jeune fille, et lui donnant quelques secours, lui dit : « Console-toi, je te servirai de mère. » Elle a tenu parole et l’a adoptée. Cette dame a deux jeunes filles dont la cadette, par une bizarre coïncidence, est aussi âgée de quatorze ans et s’appelle Suzanne. Le lendemain de l’acte d’adoption, la mère de Suzanne est morte d’apoplexie foudroyante. (Voyez Gazette des Tribunaux, 4 mars et 24 avril 1832.)

Il est sans doute à plaindre le fils du prolétaire ! malheur à lui surtout si la nature, imprévoyante mère, lui départit en naissant une intelligence supérieure ! Malheur à lui, si désireux de savoir, il ouvrit ses yeux au flambeau de la science. Le ciel lui réserve le sort de Tantale ! Malheur à lui, trois fois malheur !

Mais la fille du prolétaire est bien plus à plaindre encore ! belle, sensible et vertueuse, c’est en vain que la nature lui aura prodigué les charmes les plus séduisans, l’âme la plus élevée ; elle approche de cet âge heureux où la rose n’attend qu’un rayon du soleil pour éclore ; ignorante et naïve, sa beauté lui sera bien funeste ; exposée à l’indigence, aux besoins tentateurs, elle aura à se défendre chaque jour de l’or, ce métal agent de corruption. N’était-ce pas assez d’avoir, comme la fille du riche, et avec bien moins de facilité qu’elle, à repousser le doucereux langage des Faublas1, l’audace insolente des Lovelace2, et peut-être les attentats du [6.1]crime !… Sa vertu n’est qu’un mot, car le monde n’y croit pas, et si l’on y croit, voyant sa misère, plus d’une âme vénale la traite de sottise… L’on abusera de ses jeunes passions, de la bonté de son cœur et plus encore, c’est là le crime de la société ! On triomphera de sa pauvreté. Le riche la marchandera, il exigera sa honte et à prix d’argent la primeur du fruit qu’un chaste hymen réclame. La jeune vierge résiste, mais hélas ! l’horrible faim l’assujétira peut-être tôt ou tard au joug de cet homme qui la méprise, de cet homme que le monde appelle honnête, mais que le moraliste stigmatise d’un autre titre. Sans remords il jouit de cette pauvre et jeune fille, à qui, pour comble d’impudence, il donne le nom de grisette3 qu’elle lui devra.

Bientôt cette victime d’une lasciveté brutale verra ses charmes se flétrir, son cœur le sera davantage, et cette réflexion amère et satanique naîtra dans son âme découragée.

Le bonheur n’est pas pour la fille du prolétaire.

Ensuite, courtisane avilie, elle s’étourdira sur son avenir et vivra de cette vie matérielle qui ne devrait être le partage que de la brute ; car il faut un miracle pour que la péri tombée des sphères célestes y remonte.

C’est toi, moderne Suzanne, qui m’inspires ces pensers douloureux. J’ai retenu ton histoire touchante ; laisse-moi la conter à mon tour.

Par une matinée glaciale de janvier, sur le bord de la Seine, une jeune fille grelottant de froid et de faim, les yeux immobiles et hagards, regardait le fleuve charriant d’épais glaçons. C’était Suzanne, jeune fille de 14 ans, aux yeux noirs, à la chevelure d’ébène, dont le visage empreint d’une poétique mélancolie respirait une douceur angélique. Dès le matin elle avait déserté la maison paternelle et roulait dans son sein l’affreuse résolution du suicide, A quatorze ans une jeune fille et une pensée de mort, quel cruel contraste !… Issue d’une mère indigne qui avait eu la criminelle idée de spéculer sur les appas naissans de Suzanne, celle-ci avait eu le courage de résister. Battue, maltraitée, la vie dépouillée du prestige de la vertu ne lui apparaissait que comme une affreuse menace de honte et d’infamie : plutôt la mort ! Elle mesure des yeux l’abîme qui va l’engloutir ; encore un instant, elle aura vécu… Cette scène tragique est aperçue par une femme sensible et bonne qui s’empresse de voler à son secours et la retient au moment où le sacrifice allait être consommé… Malgré la résistance de Suzanne, on l’entraîne loin de ce lieu d’horreur. Déjà une vive sympathie s’établit entre Suzanne et la généreuse inconnue. Celle-ci a des entrailles de mère pour cette jeune enfant. Que votre nom soit béni, femme secourable ; c’est mériter tous les bienfaits des hommes que d’être utile à un seul infortuné. Continuez votre ouvrage, Suzanne est votre fille d’adoption. Ah ! ne lui faites jamais sentir l’humiliation du pain de l’aumône, Suzanne sera digne de vous.

Au récit de ce drame touchant plus d’une réflexion est venue m’attrister. Le ciel a récompensé la vertu de Suzanne ; Suzanne a trouvé une famille, mais la société n’est pas absoute ; en effet, cette jeune fille, par le malheur de sa condition, ne pouvait se soustraire à un crime infâme que par un autre qui révolte la nature. Moins vertueuse, elle eût été grossir le nombre de ces laïs sur lesquelles la police lève scandaleusement un impôt anti-social et dégoûtanti4.

[6.2]Quand à la mère de Suzanne, sans doute qu’aucune misère n’aurait dû la porter à être le bourreau de sa propre fille ; mais sait-on bien les combats qui se passèrent en elle avant qu’elle osât en venir à cet excès de démoralisation. La faim, ce terrible argument put seule l’y déterminer. Eût-elle eu cette coupable pensée si d’un côté la faim aveugle et de l’autre la richesse sans vergogne n’avaient plaidé contre Suzanne.

Marius Ch...g.

Notes de base de page numériques:

1 Marius Chastaing fait référence au titre de Jean-Baptiste Louvet de Couvray (1760-1797), Les Amours du chevalier de Faublas, publié à l’extrême fin du XVIII siècle.
2 Référence ici au roman de Samuel Richardson (1689-1761), Lettres anglaises ou Histoire de miss Clarisse Harlowe, publié en français en 1751 où l’héroïne aime un débauché, Monsieur de Lovelace.
3 Dans sa 6e édition publiée en 1835, le Dictionnaire de l’Académie française donne la définition suivante pour « grisette » : « Une jeune fille ou jeune femme de médiocre condition » et, plus particulièrement, « une jeune ouvrière coquette et galante ».
4 Le Bureau des mœurs participait d’une entreprise générale de normalisation de la prostitution que les autorités tentaient de purifier en plaçant pratiques et institutions – la maison de tolérance notamment – en pleine lumière, sous analyse, et donc sous surveillance étroite et constante. Voir ici la présentation d’Alain Corbin à Alexandre Parent-Duchâtelet, La Prostitution à Paris au XIXsiècle, Paris, Seuil, 1981 (édition originale : 1837).

Notes de fin littérales:

i Il existe à la police un bureau appelé effrontément bureau des mœurs ; là on enregistre les prostituées, et on les soumet à un impôt qu’elles décorent du nom de patente. Il est impossible à une fille de sortir de ce cloaque. Une surveillance brutale l’en empêche si jamais la volonté lui vient, soit par elle-même, soit par le secours d’un homme honnête. Dernièrement une jeune fille qui se livrait clandestinement à la prostitution, fut arrêtée et conduite à ce bureau. Elle était mineure. Au lieu de lui faire de sages remontrances qui l’auraient sans doute ramenée dans le giron de la société, on l’immatricula sur un registre. Désespérée de cette tache d’infamie, elle se tua au sortir du bureau. Tout sentiment de vertu n’était donc pas éteint en elle.

 

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