L'Echo de la Fabrique : 26 mai 1833 - Numéro 21

 

M. le baron Charles Dupin1,

Membre de la majorité de la chambre qui s?est déclarée par jugement non prostituée, qui a condamné la Tribune à 10,000 fr. d?amende, et son gérant à trois ans de prison ; membre de l?Institut, etc.,

et les ouvriers.

Chacun a sa marotte, celle de M. le baron Charles Dupin est de parler aux ouvriers ; ceux-ci ne l?écoutent guère. Il faut des voix amies pour que le peuple entende, et M. Dupin, assis sur les bancs de MM. Fulchiron, Jars et consors, ne trouve aucune sympathie dans les rangs populairesi.

C?est par suite de cette manie que M. le baron Ch. Dupin vient de publier les Harmonies des intérêts industriels et des intérêts sociaux, pour servir d?introduction à l?enseignement du Conservatoire des arts et métiers (cours de 1833 ; 9 décembre 1832). Cet ouvrage nous est adressé avec prière d?en rendre compte ; notre opinion étant loin d?être favorable (ce qu?on aurait dû prévoir), nous avons hésité à satisfaire à cette demande, d?abord parce que la destination de cet opuscule mérite quelqu?égard : il se vend au profit des indigens de la ville de Paris ; ensuite, pour ne pas désobliger le fonctionnaire qui s?en déclare le protecteur ; mais nous avons réfléchi qu?il fallait avant tout faire notre devoir, [7.1]et que le fonctionnaire qui nous a demandé de signaler cet opuscule aux ouvriers, n?a pas sans doute prétendu nous priver de notre libre arbitre, ni imposer à l?Echo de la Fabrique des doctrines qui ne sont pas les siennes. D?ailleurs il est probable qu?au milieu de ses grandes occupations, il n?a pas lu l?ouvrage de M. Dupin, et s?est contenté de nous l?envoyer, soit qu?il ait obéi à une injonction ministérielle de le répandre parmi la classe ouvrière, aux frais de l?état, soit qu?il n?ait cédé qu?à un sentiment d?amitié pour l?auteur, ce que nous ne pouvons savoir.

C?est par des citations que nous ferons connaître l??uvre de M. Dupin. Nos lecteurs apprécieront l?un et l?autre.

Vivre en travaillant ou mourir en combattant !

Hélas ! le sang des citoyens a coulé dans Lyon pour justifier une devise qui, grâce à la Providence, n?exprimait qu?un mensonge au moment même où l?anarchie l?inscrivait sur ses bannières, dans la plus grande cité de nos départemens.

Et cette devise, expédiée d?un endroit mystérieux, qu?importait qu?elle fût vraie pour le lieu de la bataille ! l?objet essentiel était que partout ailleurs on fût en droit de redire : « Voyez-vous un peuple tout entier qui périt de misère et d?inanition par les vices de votre état social ! Il faut donc que cet état soit changé de fond en comble. A bas nos institutions ! A bas toutes les lois sur lesquelles repose l?édifice de la société !

Il importait surtout aux bons citoyens de voir si les malheurs dont ils étaient mortellement affligés, n?avaient pas eu, comme on l?alléguait, pour excuse la misère et la faim, et si l?industrie lyonnaise ne suffisait plus à nourrir ses enfans. Eh bien ! le contraire est prouvé par les registres du Mont-de-Piété, ce thermomètre authentique des souffrances populaires : pour les six mois qui précèdent immédiatement les scènes terribles que les amis de l?humanité déplorent, les ouvriers lyonnais avaient déposé moins d?effets, ils en avaient retiré plus que dans un même temps des années précédentes. Il y avait donc, à tout prendre, augmentation de ressources chez eux, et non pas accroissement de détresse. En même temps, le prix du pain diminué par degré depuis près d?un semestre, rendait encore moins difficile de pourvoir à la subsistance des familles nécessiteuses.

Voila les faits qui démontrent que les travailleurs lyonnais n?étaient pas irrésistiblement poussés par la terrible devise imaginée pour leur mettre les armes à la main, mais l?étaient par des idées funestes et des principes subversifs de toute harmonie sociale : tels qu?on en voit préconiser dans les temps d?anarchie et de révolution.

Combien le peuple de Paris s?est montré plus éclairé, plus modéré, plus généreux dans la détresse qu?ont subie ses classes laborieuses ! »

Nous n?avons pas besoin de commenter ce passage. C?est le procès fait par le salon à l?atelier.

Cependant, pour être justes, nous avouerons que toutes les fois que M. Dupin n?a pas cédé à cette prévention qui règne sur les bancs privilégiés où il siège, il est raisonnable et ami de la classe ouvrière. Nous adopterions son opinion sur l?emploi progressif des machines, mais il n?aurait pas dû ajouter cette réflexion ridicule si elle est faite de bonne foi, atroce si ce n?est qu?une ironie. C?est en parlant des ouvriers expropriés de leur industrie par l?emploi immédiat d?une machine nouvelle :

« S?ils ont momentanément à souffrir de quelques innovations, dit M. Dupin, la société tout entière est là pour les secourir, pour leur ouvrir d?autres carrières et pour subvenir par une noble bienfaisance à leurs besoins les plus pressans. »

Cela devrait être, mais cela n?est pas. La constitution de 17932 l?avait dit : aucune de celles qui l?ont suivie n?a reproduit cette maxime de la Convention :

Art. 10 de la constitution de 1793 : « La société est obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses membres, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d?exister à ceux qui sont hors d?état de travailler. »

Aujourd?hui la société laisse dans la misère l?ouvrier qui ne trouve plus dans son industrie de quoi subvenir à ses besoins. Au lieu de l?indemnité préalable qui lui serait tout aussi bien due qu?au propriétaire auquel on [7.2]enlève quelques arpens de terre, la société voit dans cet ouvrier malheureux, ordinairement, un indigent inscrit sur les registres du bureau de bienfaisance, quelquefois un vagabond que les tribunaux se chargent de punir de sa misère, en attendant que plus tard ils aient à le punir de sa révolte contre l?ordre social, si toutefois la mort ne vient bientôt débarrasser la société de cet être devenu inutile. Ainsi M. le baron Dupin se trompe, mais nous voudrions bien savoir encore ce qu?il entend par cette noble bienfaisance. N?est-ce pas l?aumône ? les prolétaires n?en veulent plus.

Au demeurant, ce discours, écrit avec de bonnes intentions, nous n?en doutons nullement, semé de pensées vraies, n?atteindra pas son but, parce qu?il est le produit d?un homme et d?une doctrine que la classe ouvrière repousse à une immense majorité.

Notes de base de page numériques:

1 Charles Dupin, Harmonies des intérêts industriels et des intérêts sociaux pour servir d?introduction à l?enseignement du Conservatoire des arts et métiers, Paris, Bachelier, 1833. Peu après la grève de février 1834, le « bon Baron » publiera, directement à l?adresse des canuts : Aux chefs d?atelier composant l?association des mutuellistes lyonnais, Lyon, J.-M. Boursy. Il leur « démontrera » l?irrationalité de la grève, stigmatisera le « crime de ces coalitions clandestines ». Surtout il glissera aux chefs d?ateliers qu?eux mêmes presque bourgeois, ils risquent rapidement d?apparaître à leurs alliés républicains et jacobins du jour comme « l?infâme juste-milieu de la fabrication ».
2 Elaborée par la Convention montagnarde, promulguée en juin 1793, la Constitution de l?an I, dépassée dès l?automne par la Terreur, ne fut pas appliquée. Elle conserva pourtant un grand prestige dans la mesure où elle consacrait la souveraineté populaire au détriment de la souveraineté nationale, incluait l?insurrection comme droit et devoir lorsque le gouvernement violait les droits du peuple, proscrivait l?esclavage juridique. Enfin, cette Constitution innovait en proclamant un certain nombre de droits économiques et sociaux fondamentaux, l?association, le travail, l?assistance, l?instruction.

Notes de fin littérales:

i Il a fallu l?intervention de la force pour empêcher six mille Lyonnais d?offrir un banquet à Garnier-PagèsGarnier-Pagès. Il ne faudra jamais employer un tel moyen pour dissuader les ouvriers de LyonLyon ou de ParisParis de fêter M. le baron Charles Dupinbaron Charles Dupin, par exemple.

 

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