L'Echo de la Fabrique : 7 juillet 1833 - Numéro 27

Au Même.

Lyon, le 16 juin 1833.

Monsieur,

Vous avez promis de visiter de temps en temps les justices de paix et de rendre compte des affaires qui pourront intéresser la classe ouvrière, [6.1]vous rendrez un véritable service à cette classe. Le droit de libre défense y est bien admis, mais il est en quelque sorte tombé en désuétude par suite des entraves que MM. les juges de paix y ont apportées. Il en résulte que les hommes ignorans, et dès-lors timides, sont à peine écoutés, quelquefois pas du tout. Pour preuve je vous citerai ce qui vient de m’arriver à la justice de paix du 4e arrondissement. Les héritiers du nommé Buyet, ont trouvé dans les papiers de leur auteur, qui se livrait, il paraît, au piquage d’once, une note qui remonte à environ trois ans, et de laquelle il résulte qu’un nommé Gray lui devait 127 fr. pour vente de soie. Ils s’adressent à moi, mais comme je ne dois rien au sieur Buyet, n’ayant jamais rien acheté de lui, je refuse ; alors ils me font citer devant M. le juge de paix et réduisent leur demande à 100 fr. pour avoir jugement de suite. Je ne crois pas que des créanciers sérieux perdent ainsi 27 fr. sans raison ; il faut avoir diablement envie d’être jugé par M. le juge de paix du 4e arrondissement. Ils voulaient un jugement, ils n’ont pas manqué leur coup. Je me présente, l’huissier lit la citation, et, sans me faire aucune question, M. le juge de paix se met à écrire, je lui demande si je suis utile puisqu’il ne me dit rien ; il me répond : Restez-là. Au bout de quelques minutes il lit un jugement par lequel je suis condamné. Mais je vais en interjeter appel, je pense que le tribunal ne fera pas de mêmc et voudra bien m’entendre ou au moins l’avocat qui présentera ma défense, laquelle est bien simple : Je ne dois rien.

Agréez, etc.

Gret.

Note du rédacteur. – Sans vouloir entrer dans le détail de l’affaire du sieur Gret, que nous ne connaissons pas, et sans certifier la vérité du fait qu’il avance, dont nous n’avons pas été témoins, nous dirons que s’il était vrai, M. Desvignes aurait manqué à son devoir. Nous savons bien que ce magistrat est généralement accusé de rudesse et d’une fierté déplacée dans l’exercice de ses fonctions ; mais nous avons cependant peine à croire qu’il se soit oublié au point de ne pas même interroger le sieur Gret. Les juges, comme hommes peuvent avoir des préventions (préventions qui, dans des esprits étroits, deviennent des inimitiés), mais lorsqu’ils montent sur leur siège il doivent les oublier, ou, si elles sont trop fortes, se récuser. C’est en ce sens que l’institution des assesseurs présentait un grand avantage aux parties. La libre défense en était un non moins grand ; mais plusieurs juges de paix (notamment M. Desvignes), ont tout fait pour l’entraver et dégoûter les légistes qui seuls pouvaient s’y livrer avec fruit pour les parties et pour eux-mêmes. Dès-lors les justiciables sont restés livrés sans défense à l’arbitraire, aux caprices, et leur ignorance de la loi leur a souvent été fatale. Par exemple le sieur Gret, s’il eût été assisté d’un homme d’affaires, et que sa version soit exacte, il aurait invoqué l’article 2272 du code civil, et il aurait été renvoyé d’instance. Maintenant il lui faudra subir un deuxième degré de juridiction, supporter des nouveaux frais, l’avanie d’une exécution provisoire, et s’il gagne son procès, et que sa partie adverse ne soit pas solvable, quelle perte n’éprouvera-t-il pas ?

 

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