L'Echo de la Fabrique : 25 décembre 1831 - Numéro 9

Une personne, digne de foi, nous a rapporté que les membres du comité polonais avaient le projet de former les ouvriers en soie en société de bienfaisance, organisée sur les bases de la société protestante de prévoyance et de secours mutuels1. Personne plus que nous ne rend justice à la philantropie du comité ; personne plus que nous n'a admiré sa constance à soutenir le courage malheureux, et nous croyons que dans cette dernière circonstance il apportera le même zèle pour le bien de la classe ouvrière.

Mais les philantropes qui le composent nous permettront quelques réflexions qui pourront les éclairer ; elles seront dictées par la bonne foi, et si quelques expressions employées par nous venaient à blesser les convenances, nous les prions de croire que telle n'aura pas été notre pensée.

Nous avons médité ce mode d'association et nous y trouvons de très-bonnes choses, telles que l'organisation par arrondissement avec un chef, les arrondissemens subdivisés et surveillés par des sous-chefs, le mode de perception de la cote mensuelle dans chaque arrondissement, et la formation d'un sous-comité où se discutent en premier ressort les intérêts des sociétaires.

Mais ce qui est bon dans la société protestante peut être très-nuisible pour la société des ouvriers en soie : l'organisation, par exemple, du grand comité. Lorsque les ouvriers protestans se rassemblèrent, ce fut dans un but religieux-philantropique. Des noms honorables vinrent s'associer à cette ?uvre et en prirent la direction ; les ouvriers la leur abandonnèrent, parce qu'ils étaient convaincus que ceux qui se plaçaient en tête de l'association [3.1]n'abuseraient jamais de leur position pour les opprimer, puisque le but n'avait rien d'industriel. Les ouvriers protestans leur laissèrent envahir le pouvoir, si l'on peut s'exprimer ainsi ; dès-lors, les membres du grand comité se nommèrent entre eux sans la participation des sociétaires. Nous l'avons déjà dit, cela peut être très-bon dans la société protestante : des noms honorables, des sociétaires qui donnent et ne reçoivent pas ; un comité qui fait tous les frais sans en demander le remboursement ; voilà sans doute de grands avantages ; mais en serait-il de même dans la société des ouvriers en soie ? Ne pourrait-il pas arriver que le comité, composé d'abord d'hommes étrangers à la fabrique, fût, avec le temps, composé de fabricans qui, se nommant eux-mêmes, perpétueraient leur pouvoir, et finiraient par le rendre tyrannique ? A Dieu ne plaise que nous voulions blâmer les intentions ! mais quand on fonde une société, on doit penser autant à l'avenir qu'au présent.

Dans la société protestante le grand comité peut refuser ou accorder les secours, d'après le rapport, il est vrai, du sous-comité ; mais qu'il les refuse ou qu'il les accorde, ses décisions sont sans appel. Ainsi, supposons le grand comité des ouvriers en soie, composé de fabricans ; l'ouvrier qui osera lever la tête et réclamer son salaire peut encourir sa disgrâce, et plus tard ce comité lui refusera le bénéfice que le règlement accorde ; tandis qu'un autre ouvrier qui se plaindra, en s'humiliant, du bas prix de son ouvrage, seule cause de sa misère, obtiendra des secours, parce qu'il aura consenti à travailler à tout prix. Nous ne voulons pas dire ici que la majorité des négocians fût capable de tels actes, pourtant nos prévisions pourraient se réaliser, et l?on doit éviter dans une société philantropique tout contact d'intérêts. Ainsi, ceux qui connaissent leurs besoins doivent seuls former leur société, et choisir parmi eux les chefs ou syndics, les percepteurs et tous ceux à même d'y remplir une fonction quelconque.

Nous engageons donc les ouvriers à s'organiser légalement en société de bienfaisance, et les hommes étrangers à leur classe à ne figurer dans les cadres que comme les sociétaires honoraires protestans.

Notes de base de page numériques:

1 Dès les premières semaines de l?année 1832 les réflexions que va consacrer L?Echo de la Fabrique aux thèmes de l?association et des « sociétés industrielles » vont se multiplier. Toutefois, les préventions relatives au système de la société protestante de secours mutuels seront rappelées encore par Antoine Vidal dans le numéro 22 (25 mars 1832). Benjamin Rolland, le principal animateur de la société protestante répondra à Vidal dans deux lettres publiées dans L?Echo de la Fabrique des 8 et 15 avril suivants. Finalement, un point essentiel permettra à Vidal de souligner le progrès que représente la Société protestante par rapport aux traditionnelles « sociétés dites de bienfaisance » : « Dans ces dernières en général tout est mesquin et précaire ; il faut être malade, et malade dangereusement pour obtenir des secours. Selon nous, le but de toute association tendant à préserver les travailleurs de la misère, ne doit point attendre l?état de maladie pour venir au secours de l?industriel ; au contraire, c?est lorsque, jouissant de la santé, il est sans travail qu?il faut le secourir, et vous le préserverez souvent des maladies qui l?affligent. Voilà ce que le projet d?association de M. B. Rolland a prévu. Ce n?est pas seulement un sociétaire malade qu?il veut soulager, il veut que l?industriel manquant momentanément du travail trouve des secours qui le mettent à même d?attendre un temps meilleur ou entreprendre de nouveaux ouvrages », (L?Echo de la Fabrique, n°27, 29 avril 1832).

 

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