L'Echo de la Fabrique : 11 août 1833 - Numéro 32

SALLES D’ASILE

ouvertes a l’enfancei.

[4.1]Si les femmes, plus égoïstes ou moins généreuses, voulaient revendiquer dans l’histoire, dans la philosophie, dans la littérature, les beaux-arts, les sciences, l’industrie même, les idées qui leur appartiennent en propre, ou bien celles qu’elles ont suggérées à un ami, à un frère, à un époux, ou seulement encore celles que les aperçus ingénieux et fins ou les nobles élans de leur ame ont fait naître ; combien de geais nous verrions dépouillés de leurs plus belles plumes ! Mais la gloire, achetée à ce prix, ne saurait séduire la femme, toujours portée à se sacrifier sans cesse, à vivre de cette vie dans autrui, qui, seule, est pour elle la source de vraies jouissances. L’expérience vient cependant bientôt les changer en amertumes ; il faut les demander à l’amour maternel après les avoir inutilement demandées à d’autres affections, et toujours déçue, et toujours tourmentée du besoin de vivre pour d’autres qu’elle, la femme ne trouve que dans la bienfaisance ces trésors inépuisables dont son âme est avide.

Pour quelques-unes, la bienfaisance consiste seulement à répandre autour d’elles des consolations, à soulager la misère, et c’est beaucoup : mais pour celles dont l’intelligence est aussi grande que l’ame, l’avenir s’unit au moment présent ; dans l’enfant du peuple, elles voient le peuple futur, et sans bruit elles travaillent à préparer cette régénération de l’espèce, que l’homme rêve depuis des siècles, et que seul il ne pourrait assurément accomplir malgré sa toute-puissance ; car il se sert trop souvent de la force là où la persuasion est nécessaire ; car il semble espérer tout de l’intelligence, de la raison, et rien du cœur. La femme, au contraire, sait par elle-même ce que l’âme renferme de richesses, et tandis que l’homme croit arriver au but en instruisant, elle élève ; il éclaire l’esprit, elle développe l’ame ; il n’éveille que la pensée, elle éveille la conscience, et ainsi elle féconde le terrain d’où s’élanceront plus tard, comme des plantes vigoureuses, les vertus qui mettent l’espèce humaine, autant que les trésors intellectuels, au-dessus de tout ce qui respire. Tel est l’esprit, le but de l’œuvre d’asile, de cette bonne œuvre dont l’idée fut conçue à Paris par une femmeii1 ; à laquelle des femmes travaillent en France depuis sept ans avec une persévérance admirable, et que rien ne peut rebuter ni lasser.

Des femmes, des mères, pouvaient-elles voir, des [4.2]yeux de l’indifférence, ces enfans qu’une mère est obligée d’abandonner à eux-mêmes ou à la pitié des voisins, pendant une longue journée ? Pouvaient-elles songer sans effroi aux dangers de toutes les minutes dont ils sont menacés dans les rues populeuses ; à l’influence des mauvais exemples, aux impressions produites par ces propos honteux qui frappent trop souvent leurs oreilles, impressions quelquefois ineffaçables parce qu’elles ont été vives et journalières ? Que fallait-il à ces enfans ? Un asile, rien qu’un asile, et dans cet asile les soins nécessaires à leur âge, des occupations peut-être, mais proportionnées à leur faible intelligence.

Là, il ne pouvait être question d’instruire ; l’instruction n’était pas possible encore : mais on pouvait apprendre à ces jeunes ames à sentir, à aimer, exciter en elles ces sentimens de tous les jours qui rendent l’homme meilleur, qui le portent plus tard et pour toute la vie, à la sévérité envers lui-même, à l’indulgence pour ses semblables. On pouvait leur donner ce qui est la lisière des passions encore jeunes et le bâton des vieillards ; et, en développant ce qui se trouve dans le cœur de tous, la pensée nette et distincte d’un Dieu créateur, jeter les premiers fondemens de la religion ; car la religion est le trésor du pauvre et le salaire des citoyens envers lesquels la société s’acquitte maliii ; quoi qu’on fasse, quoi qu’on dise, c’est un appui nécessaire au plus grand nombre ; n’est pas stoïcien qui veut.

Le mot d’asile peint donc parfaitement le but touchant des fondatrices, et il est impossible de ne point se sentir saisi d’une vive émotion lorsqu’on entre dans la salle d’asile ; il est impossible que les yeux ne se mouillent pas en voyant cette multitude d’enfans si petits, attentifs aux signaux du maître, désireux de faire, et de faire bien ce qu’on leur dit. Ils portent sur leurs figures épanouies une expression qui annonce qu’ici nulle contrainte n’est employée, qu’ils se complaisent dans ces exercices variés avec adresse, et de manière à ne pas donner à l’ennui le temps de naître. De quart-d’heure en quart-d’heure on fait le tour de la salle en chantant ; le bruit des gros souliers et des sabots frappant le plancher en cadence, marque la mesure et sert d’accompagnement : on quitte les bancs pour monter aux gradins : à un signal tous sont assis. Le silence règne, et tous les yeux sont attachés sur le maître. Avec sa baguette il montre les lettres contenues dans son tableau, il les nomme et les assemble en chantant : les enfans les chantent avec lui. On compte en chantant et en suivant de l’œil les boules noires ou blanches que le maître fait glisser tour à tour sur les tringles de fers de la machine russe ; puis viennent des couplets composés pour l’âge et à la portée de l’intelligence de ces pauvres petits qu’on accoutume insensiblement à l’attention et à l’obéissance. L’importance des moniteurs et monitrices de six ans fait sourire, les vives réparties de quelques enfans étonnent et émeuvent, et l’on partage alors la persuasion qu’il n’est rien que l’intelligence des enfans ne puisse comprendre, du moment qu’on explique, en se servant de leur langage, ce qu’on veut qu’ils comprennent.

Dans les salles d’asile, l’enfant n’est pas et ne saurait être l’esclave de l’homme fait ; le maître n’est point un gardien chargé de devoirs qui lui déplaisent et que la nécessité seule l’a contraint d’accepter ; c’est un père tout occupé d’instruire sa nombreuse famille, de faire [5.1]naître dans tous les cœurs, les sentimens d’amour, de reconnaissance, de bienveillance mutuelle dont les femmes seules peut-être ont bien senti l’importance, parce que, dans le cours de leur vie elles ont eu plus d’une occasion de remarquer que ce sont là les liens les plus solides ; que dans les familles, que chez les peuples où manquent ces sentimens naturels à l’enfance, trop souvent négligés ou étouffés dès le berceau, manque aussi cette force que notre La Fontaine a si bien présentée dans la fable du Vieillard et de ses trois Fils.

L’instruction ne manque pas aujourd’hui, mais l’éducation, c’est-à-dire le développement progressif des sentimens du cœur, est ignorée du grand nombre, et difficilement on enseigne ce qu’on n’a point senti ; difficilement on donne à d’autres ce qu’on ne trouve pas en soi-même.

Que l’homme est inconséquent dans son injustice continuelle envers le sexe le plus faible ! Il dénie à la femme la capacité nécessaire pour gouverner l’espèce humaine ; il lui refuse cette force d’ame qu’il pense posséder seul ; il ne la croit pas digne de coopérer avec lui à cette régénération dont partout il proclame la nécessité, et tandis qu’il s’épuise en vains efforts sur la génération actuelle ; tandis qu’incertain de la route, il en ouvre chaque jour de nouvelles pour les abandonner aussitôt, la femme, à qui le divin prophète n’accordait pas même une ame, prépare les voies vers une perfectibilité réelle ; elle frappe où il faut frapper, elle éveille dans l’homme enfant ce qui surtout fait l’homme, le sentiment et la conscience ; et sans étalage, sans efforts, sans autre guide que la droiture de cette ame qui est, toute sa vie, la source où elle puise le courage, où elle trouve ce que l’instruction n’a pu lui apprendre et dont elle seule connaît et apprécie les trésors ; elle marche vers le but d’un pas assuré : elle saura l’atteindre ; et un jour ces ames formées par elle, comprendront sans doute, mieux qu’on ne l’a fait jusqu’à ce jour, la science du gouvernement ; science occulte et difficile s’il en fut, selon toute apparence, car les plus habiles ne savent encore l’expliquer ni à eux-mêmes, ni aux autres.

Mlle S. U. Dudrézène.2

Notes de base de page numériques:

1 Pasteur, pédagogue et agronome, Jean-Frédéric Oberlin (1740-1826) avait créé à Waldersbach dans le dernier tiers du XVIIIe siècle l’une des premières salles d’asile pour les petits enfants. L’idée fut reprise par la marquise Adélaïde-Louise de Pastoret (1766-1844) qui ouvrit la première salle à Paris en 1801.
2 Cet article signé par Sophie Dudrézène est le premier texte de femme que publie le journal des canuts. Il annonce la suite d’extraits du Conseiller des femmes que L’Écho de la Fabrique reproduira à partir de l’automne 1833.

Notes de fin littérales:

i Cet article est abrégé et extrait du Gymnase littéraire, Journal des femmesLe Gymnase littéraire, Journal des femmes. T. 4, 13e livraison, p. 247. Nous croyons utile de continuer d’appeler l’attention de nos lecteurs sur l’établissement philantropique des salles d’asiles (voyez l’EchoL’Écho de la Fabrique, 1832, nos 42, 44 et 52.)
ii Mme la marquise de Pastoretmarquise Adélaïde-Louise de Pastoret. Cette dame fonda, il y a 20 ou 25 ans, un établissement où l’on recevait jusqu’aux enfans au berceau. Peu à peu ce premier essai d’une salle d’asile se transforma en une école d’enseignement mutuel pour les filles ; elle existe toujours rue du Colyséerue du Colisée, et Mme la marquise de Pastoretmarquise Adélaïde-Louise de Pastoret n’a pas cessé d’en être la bienfaitrice.

 

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