L'Echo de la Fabrique : 11 août 1833 - Numéro 32

LE SALON.

Suite et fin (Voy. l’Echo, n° 30, p. 246.)

Cette Femme vieille et rechignée que vous voyez, un écriteau sur ses genoux, enseigne à lire à l’enfant placé vis-à-vis d’elle. Pauvre petit ! il tient entre ses doigts frêles et délicats le fatal paquet de brins de bouleau destiné à lui ouvrir l’intelligence. C’est encore comme cela qu’en France on enseigne à lire, à écrire, à calculer, et bien d’autres choses. En vérité, la vieille femme et le mioche qui gémit près d’elle figurent parfaitement la respectable Université et le peuple français demandant la liberté d’enseignement. J’offrirais volontiers de parier que l’auteur de ce joli tableau n’a pas commencé ses études à l’enseignement mutuel.

Ce jeune homme demi-nu devant un soldat couvert de fer, pressant avec une espèce de rage concentrée la chair de son bras droit avec sa main gauche ; c’est un grand homme, un peintre, un artiste, Nicolas Poussin1, auteur de plusieurs chefs-d’œuvre qu’on admire encore aujourd’hui. Maltraité dans le château d’un seigneur, il l’a quitté ; et, misérable, sans ressource, il est près de s’engager pour vivre. Le recruteur l’examine avec une sorte de supériorité dédaigneuse : il n’est même pas bon pour faire un soldat, le pauvre artiste ! Ah ! ce tableau est douloureux à voir. Il rappelle que, chaque jour, des hommes bien misérables aussi vont offrir leurs bras, leur intelligence, et souvent on les refuse. On n’en a pas besoin, pas plus que le recruteur n’a besoin du génie d’un artiste. M. Boulanger, auteur de ce tableau, doit avoir encore à traiter plus d’un sujet du même genre.

J’oubliais l’assassinat de Louis d’Orléans, tué par son cousin Jean, duc de Bourgogne, en mil quatre cent sept. Les hommes qui l’ont assailli ne sont pas des assassins pour rire : aussi le malheureux est près d’expirer. C’est un peu sa faute ; au lieu de parcourir à deux heures du matin la vieille rue du Temple, au 15e siècle, que n’attendait-il au l9e pour s’aller promener en plein jour sur le Pont-Royal ?

Louis XII, parvenu au trône, répondit à ceux qui l’avaient offensé alors qu’il n’était encore que duc d’Orléans, et qui craignaient sa colère : « Ce n’est point au roi de France à venger les querelles du duc d’Orléans. » Ces paroles, expression d’une générosité bien rare à l’époque où elles furent prononcées, ont fourni à M. Raverat2 le sujet d’un petit tableau. Il est bon de faire revivre de tels souvenirs à une époque où, si les rois n’ont pas d’injures à oublier, ils perdent au moins très-aisément le souvenir des services rendus : peut-être la clémence est-elle une vertu plus commune que la gratitude.

La campagne d’Afrique a payé son tribut au Musée. Ici des masses d’Arabes descendent sur la plage pour massacrer les Français naufragés ; la fermeté d’un Maltais qui les fait passer pour Anglais, les arrache à la mort ; là c’est un officier français pris par les Bédouins, et que ces brigands, avant de lui ôter la vie, insultent sans ébranler son courage.

Le vent brûlant du désert a fourni aussi le sujet d’un beau tableau. Les Arabes, surpris par le senoum, se cachent épouvantés sous leurs manteaux, et l’aspect de ce ciel sombre et terrible glace d’effroi le paisible spectateur.

Enfin, le siège d’Anvers, où nos soldats ont montré que le courage français était un fait héréditaire, a inspiré un artiste. L’armement d’une batterie au milieu d’une nuit froide et pluvieuse donne une idée assez exacte des difficultés inouïes qu’ont eu à vaincre les jeunes soutiens de notre vieille gloire. Une foule de jolis dessins et de paysages dédommagent un peu de la sécheresse et de la pauvreté des tableaux. Un de mes amis, avec lequel j’ai visité le salon, est demeuré en admiration devant celui qui représente la ville du Puy-en-Velais, son pays natal, j’en ai conclu qu’il était d’une grande exactitude. Au salon, les portraits pullulent : il y en a de toutes sortes. Je m’attendais a y trouver plus de croix d’honneur, vu le grand nombre des distributions [7.1]faites depuis quelques temps. A défaut de décorés de la Légion-d’Honneur, il y a des laideurs à s’en trouver mal, des têtes sottes, niaises, raides, empesées, insignifiantes, stupides, vieilles ; cependant il y a des exceptions, quelques têtes charmantes de jeunes femmes. J’ai remarqué parmi les hommes ceux de l’amiral Duperré, du maréchal Ney, du général Rampon, de M. Armand Carrel, et de l’auteur des Lettres historiques. Ce dernier est dessiné par M. Dupont avec une rare habileté.

Je ne finirai pas cette revue sans parler d’un tableau de M. Prévost, qui représente un atelier de peinture et une veuve entourée de sa famille : pauvre mère ! pauvres enfans ! tous sont désolés ; la plus âgée des filles surtout, car elle vient s’exposer nue aux regards d’un homme, elle va poser. L’artiste donne à son jeune frère une bourse ; sa figure exprime la bienfaisance et la douleur, mêlées d’un sentiment d’admiration pour la beauté des formes qui s’offre à ses regards. Pourquoi donc faut-il que cette jeune fille sacrifie ce qu’elle a de plus cher au monde, sa pudeur ? C’est qu’elle est pauvre, et qu’il faut qu’elle vive ; il faut qu’elle mange, et, en travaillant, à peine gagnerait-elle assez pour se vêtir. Elle a des frères et des sœurs jeunes, et qui lui imposent, à elle, vierge encore, les devoirs d’une mère. En voyant ce tableau, je me suis demandé comment vivaient, à Paris, ce si grand nombre de femmes qui n’ont pas la ressource de servir de modèles, et dont le gain de toute une semaine suffirait à peine pour payer le prix d’un déjeuner chez le plus modeste restaurateur du Palais-Royal, et tout le plaisir que j’avais au salon s’est évanoui.

Béranger, ouvrier horloger.

(Le Bon Sens, journal hebdomadaire, à 7 fr. par an. N° 11 et 45, 1833.)

Notes de base de page numériques:

1 Nicolas Poussin (1594-1665), peintre baroque français.
2 Probablement ici les peintres, Louis Boulanger (1806-1867) et Vincent-Nicolas Raverat (1801-1865).

 

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