L'Echo de la Fabrique : 28 juillet 1833 - Numéro 30

AU PRÉCURSEUR,
SUR LA DERNIÈRE COALITION
Des ouvriers en soie de Lyon.

Le rédacteur en chef du Précurseur a inséré dans son N° de mardi dernier, un article de l’Echo, intitulé : Quelques mots sur la question actuelle de coalition des ouvriers, et l’a fait suivre de cette note.

« Nous sommes entièrement d’accord avec notre confrère sur la plupart des points traités dans cette note. Ainsi nous admettons la liberté des coalitions comme un droit naturel que n’a pu détruire l’absurde article 415 ; de plus nous regardons cet article comme hostile à la classe ouvrière, non-seulement parce qu’il établit une pénalité différente pour des délits identiques (ce qui pourrait être expliqué sinon justifié) mais surtout parce qu’entre les maîtres la coalition est permanente sans pouvoir être jamais constatée en aucune façon. Ainsi, nous regardons comme vile et criminelle la conduite des entrepreneurs qui, sans y être forcés par la baisse des prix de vente, profitent de la gêne des ouvriers pour réduire par le seul attrait du gain le salaire au-dessous de son taux raisonnable et ordinaire. – Enfin nous regardons comme coupables et judiciairement punissables les fabricans qui, ayant donné des pièces à un prix débattu et déterminé, prennent le prétexte d’une baisse réelle ou prétendue survenue depuis lors dans le prix des étoffes, pour réduire le salaire de l’ouvrier. – Ce sont là de ces choses sur lesquelles il suffit d’être honnête homme pour avoir une opinion invariable.

« Mais nous ne sommes pas, à notre grand regret, du même avis que l’Echo de la Fabrique sur le procédé que nous avions blâmé et que sa note a pour but de justifier. Nous avions très bien compris la thèse telle qu’il la pose, lorsque nous avons dû, pour satisfaire à notre conscience, signaler ce qu’il y avait de peu équitable dans les prétentions des ouvriers. Les explications de l’Echo ne modifient pas notre façon de voir à cet égard. Il est assez indifférent, selon nous, que les conditions imposées au fabricant, sous la menace de la cessation du travail aient été acceptées ou même proposées par tel ou tel de ses confrères ; il est indifférent de savoir si le prix des étoffes a augmenté depuis que la pièce est sur le métier ; sans doute, dans ce cas, ce serait un devoir de délicatesse pour le fabricant d’augmenter dans la même proportion le salaire de l’ouvrier ; mais enfin, s’il ne le fait pas, il ne manque point à l’équité rigoureuse, tandis que l’ouvrier qui refuse d’achever au taux convenu une pièce dont le prix a été librement débattu et librement accepté, y manque, selon nous, formellement. Les tournures qu’on prendra pour obliger le fabricant à résilier des conventions arrêtées ne signifient rien : le fait est que l’ouvrier viole un engagement ; – c’est le mot propre, le mot sévère, mais le mot vrai.

« Quant à l’autre genre d’interdit, il est à nos yeux fort licite, fort légitime, et les ouvriers sont dans leur droit en l’employant toutes les fois qu’ils le jugeront conforme à leur intérêt et à l’équité naturelle. »

Nous sommes excessivement peinés de nous trouver en dissidence avec un homme d’un talent aussi vrai que M. Anselme Petetin. Si les explications de l’Echo n’ont pas modifié sa pensée, c’est probablement notre faute, nous désirions ne pas aborder cette question, mais le besoin de notre justification l’exige. Nous dirons donc toute la pensée de la classe ouvrière, le Précurseur [2.2]nous jugera ; nous nous en rapportons à lui, convaincus qu’il ne fera nulle difficulté de nous donner raison si nous parvenons à lui faire partager notre manière de voir.

Précisons les faits : Un ouvrier se présente chez un négociant et lui demande de l’ouvrage. Le négociant lui en donne et lui marque sur son livre le prix qu’il lui convient d’offrir ; ce prix est rarement suffisant, toujours faiblement débattu par la nécessité où est le chef d’atelier de travailler. Dès lors un contrat existe donc entr’eux, nous ne le nions pas. Allons plus loin. Ce même article, marqué sur le livre à tel prix, est marqué sur le livre d’un autre ouvrier à un prix supérieur. Autre convention, dira-t-on ; res inter alios acta. Mais qu’en résulte-t-il ? C’est que le chef d’atelier ne peut plus fabriquer ; voici pourquoi : Les compagnons à lui ne sont liés par aucun contrat, et nécessairement préférant l’ouvrage le mieux payé, ils le quitteront de suite ; c’est ce qui est arrivé plus d’une fois. Dira-t-on que pour tenir à l’exécution du contrat qu’il a consenti le chef d’atelier doit payer de sa poche l’excédent du prix ? ce serait juste en considérant le chef d’atelier comme l’industriel, que dans les autres professions on appelle marchandeur ; mais trop de différences les distinguent, ne serait-ce que l’obligation d’un livret : cela pourra venir, nous l’espérons. Examinons, quant à présent, quel est ce contrat et quelle est sa valeur. Le code civil règle cette matière.

Quatre conditions sont essentielles, dit l’art. 1108, pour la validité d’une convention. Le consentement, etc. Et l’art. 1109 ajoute : Il n’y a point de consentement valable si le consentement n’a été donné que par erreur. L’obligation sur une cause illicite ne peut avoir aucun effet ; la cause est illicite quand elle est contraire aux bonnes mœurs et à l’ordre public, disent encore 1es articles 1131 et 1133 du même code. Bornons-nous à ces citations.

Eh bien ! nous disons qu’il y a erreur lorsqu’un chef d’atelier reçoit de l’ouvrage au-dessous du cours. Dès lors point de consentement valable, partant point de convention. J’ai accepté votre ouvrage à tel prix, peut dire le chef d’atelier, parce que j’ai cru que vous ne pouviez pas en payer d’autre, parce que j’ai cru que ce prix était celui que vos confrères paient et que les miens reçoivent ; je ne voulais pas rendre ma condition meilleure. Je subissais le joug de la nécessité. Je reconnais mon erreur, c’est vous qui m’y avez induit. Je demande la nullité de la convention qui nous lie. Point de convention valable encore si elle repose sur une cause illicite, et toute cause est illicite qui est contraire aux bonnes mœurs et à l’ordre public. S’enrichir aux dépens du travail d’un ouvrier, est contraire aux bonnes mœurs. Le niera-t-on ? Les événemens de novembre, les troubles d’Anzin étaient bien sans doute contraires à l’ordre public ? – Qui les a amenés ? L’abaissement du salaire des ouvriers. Une convention qui maintient cet abaissement est donc essentiellement contraire aux bonnes mœurs et à l’ordre public ; elle est donc illicite et nulle.

Nous disons plus : Il n’y a pas, il ne peut y avoir dans l’état actuel de convention valable entre les négocians et les ouvriers. Pour souscrire une convention valable il faut au moins pouvoir gagner ou perdre plus qu’un modique salaire comme fait un marchandeur menuisier, maçon, etc., mais l’ouvrier n’a rien à gagner. Il ne peut pas perdre son salaire, il ne peut compromettre ses droits à cet égard.

Ce n’est que lorsqu’une coalition permanente des ouvriers [3.1]équivaudra à la Bourse où les négocians se rassemblent ; ce n’est que lorsque par l’instruction et le salaire les prolétaires se seront élevés au même rang que les commerçans, que des engagemens valables pourront être souscrits. Jusque-là nous regarderons comme léonins tous les contrats par lesquels un ouvrier aura été lésé, et par ce motif nous en demanderons la nullité.

Ce n’est donc pas une augmentation de salaire basée sur l’augmentation survenue dans le prix des étoffes depuis que la pièce est sur le métier, que les ouvriers ont réclamé, ils ne pensent même pas que la délicatesse fasse un devoir au négociant de cette augmentation, mais ce que les ouvriers ont exigé et ce qu’ils exigeront toujours, c’est une conformité dans les façons, en sorte que le même article ne soit pas payé un prix différent, d’un atelier à un autre, dans le même atelier. Un exemple va rendre cela sensible.

Un chef d’atelier prend trois pièces chez trois négocians. Le prix de chacune étant différent, comment fera-t-il pour trouver des ouvriers qui consentent à moins gagner l’un que l’autre ; cela est impossible.

Nous persistons donc dans ce que nous avons avancé. Il faut que les négocians s’entendent pour payer chaque article aux mêmes prix, ou que les ouvriers rétablissent l’équilibre détruit par cette funeste concurrence locale que les marchands se font entr’eux, alors point de difficultés.

Que les négocians, s’ils tiennent tant à la concurrence locale, l’établissent sur l’achat des matières premières, sur le loyer des capitaux qui les commanditent, sur la modicité de leurs bénéfices, et non sur le prix de la main-d’œuvre. Les ouvriers ne s’en inquiéteront pas ; mais ils ne peuvent souffrir de l’ambition qui porte certains négocians à vendre à tout prix, ambition dont la conséquence immédiate est la baisse du salaire, au-dessous de ce qui est nécessaire à un homme pour vivre honorablement.

Nous ne nous étendrons pas davantage sur une matière qui, pour être convenablement développée, exigerait un volume ou au moins les longues colonnes d’un journal quotidien. Nous pouvons avoir erré, mais ce sera involontairement. Qu’on nous redresse ; nous ne demandons pas mieux, prêts à avouer nos torts si ils nous sont démontrés, satisfaits que nous sommes d’avoir rencontré un adversaire loyal, dont les bonnes intentions en faveur de la classe ouvrière ne sont pas douteuses, mais qui, séduit, nous le croyons, par une idée de justice qui s’est présentée la première à son esprit, s’est trompé dans l’appréciation d’un fait dont il lui était bien permis d’ignorer tous les détails. Au reste, en essayant de lutter avec cet adversaire, il y a eu présomption de notre part ; mais la cause que nous défendons ne doit pas en souffrir : nous la livrons elle-même à la méditation du Précurseur.

 

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