L'Echo de la Fabrique : 18 août 1833 - Numéro 33

RÉPONSE A LA LETTRE DE M. J. C. B.

contenue dans le dernier .

[2.2]Il est désolant que de tous les économistes qui s’occupent des questions de notre industrie, il n’en soit aucun qui, mettant tout intérêt ou toute passion à l’écart, puisse parvenir à découvrir les causes du mal qui nous dévore, et en indiquer le remède ; cela se conçoit cependant, la chose est délicate ; mais qu’il en soit au contraire que le génie du mal inspire jusqu’à semer la division parmi d’honnêtes industriels que la plus constante harmonie a toujours unis ; voila ce qui fait mal, et ce que pourtant on a éprouvé à la lecture de la 12e et heureusement dernière lettre de M. J. C. B. contenue dans un des derniers numéros du Journal du Commerce, rapportée dans le n° de dimanche dernier de l’Echo de la Fabrique.

En effet, qui a pu, si ce n’est l’espoir de désunir les ouvriers compagnons et les maîtres, souffler à cet écrivain que les chefs d’atelier sont la plaie de la fabrique lyonnaise, etc. A coup sûr M. J. C. B. n’est pas fabricant, n’a pas étudié notre vaste industrie dans tous ses détails, et fait preuve, je ne crains pas de le dire, d’une parfaite incapacité à juger pareille matière ; autrement il saurait que bien loin d’être un intermédiaire inutile entre le fabricant et l’ouvrier compagnon, le chef d’atelier a été jusqu’à ce jour et demeurera, ne lui déplaise, long-temps encore le conservateur de notre précieuse industrie ; car, grâce à son heureuse intervention, le fabricant de son côté est affranchi de ses innombrables frais d’exploitation, de fabrication, de montage de métiers, etc. qui nécessitent un personnel toujours très coûteux et une surveillance active pour ne s’occuper absolument que de la création des genres, des tissus et de leur vente, s’en reposant entièrement sur le chef d’atelier pour leur exécution : tandis que laissant à son chef le soin de lui tenir constamment ses matières prêtes pour que son travail ne souffre pas des courses sans nombre et trop souvent inutiles qu’il serait tenu de faire au magasin, le compagnon, sans s’occuper de sa nourriture journalière, n’a d’autre soin que celui de veiller à son ouvrage et de mettre le temps à profit.

Maintenant que nous avons dans cette esquisse rapide fait ressortir une partie des avantages que trouvent les ouvriers compagnons et les fabricans à l’ordre établi, sans parler des sûretés plus grandes qu’y rencontrent ces derniers pour le placement de leurs matières entre les mains de citoyens attachés au sol par leur famille, possesseurs d’un certain nombre de métiers, ce qui nécessite un mobilier de quelque valeur, nous allons examiner quel profit retirerait du projet de M. J. C. B. le compagnon maître de son métier.

Il est constant qu’en thèse générale d’économie, les frais sont toujours moindres en raison de l’importance de l’exploitation ; ainsi un appartement disposé pour 4 métiers, par exemple, coûtera moins que quatre emplacemens de chacun un métier ; ainsi de même pour les autres frais qu’il serait trop long d’énumérer.

Supposons cependant le compagnon propriétaire d’un métier qui devra être monté par lui, fonctionner par ses mains, être entretenu de toutes matières nécessaires à la fabrication par ses soins, faisant lui-même les cannettes pour le tissage de la journée, allant chez la dévideuse lui porter et chercher la trame dont il a besoin, se rendant au magasin au moins une fois par semaine pour livrer l’étoffe fabriquée, opération des plus onéreuses [3.1]entre toutes ; car il arrive presque toujours que plusieurs heures s’écoulent avant qu’il puisse rentrer chez lui pour se livrer à son travail, et nous aurons un avant-goût du bonheur et du profit que devra retirer cet homme du projet de M. J. C. B., qui le condamne sans doute au célibat éternel ; car comment faire pour élever une famille avec le produit d’un seul métier ?

Ceci doit suffire, nous espérons, pour convaincre, nous ne dirons pas M. J. C. B., mais les personnes de bonne foi, que le projet de ce dernier n’est qu’un rêve d’un esprit malade, placé sous l’influence d’une atmosphère dangereuse. Nous invitons M. J. C. B. à faire dorénavant un meilleur choix de ses conseillers ; car nous aimons à croire que s’il eût consulté quelques négocians consciencieux, et il en est encore quelques-uns que nous pourrions citer, il n’aurait pas occupé sa plume à soulever une question tellement irritante que, bien loin de guérir le mal, elle ne peut servir qu’à l’aggraver. D’ailleurs le projet n’est pas nouveau, depuis bien des années, chaque fois que la fabrique semble prendre quelques faveurs, beaucoup d’ouvriers compagnons essaient du conseil, et sur cent qui entreprennent de monter un métier pour maître, il n’y en a pas quatre qui le gardent pendant l’année entière, à part ceux qui visent à un établissement plus grand ; mais alors ils rentrent dans l’ordre des chefs d’atelier dont on ne sortira pas sans que la fabrique n’éprouve une violente secousse qui amènerait infailliblement sa ruine.

Il nous reste maintenant à répondre à la qualification de frelons qui se nourrissent et s’engraissent des sueurs et des peines des travailleurs, que donne bien lestement aux chefs d’atelier M. J. C. B. ; je dis lestement, sans doute, car s’il se fût donné la peine de parcourir nos ateliers et d’étudier tous les détails de l’exploitation, il aurait mieux apprécié l’importance des chefs directeurs des travaux, et, pour peu qu’il fût consciencieux, il se fût contenté de les plaindre au lieu de les vouer ainsi au mépris public ; car quiconque est inutile à la société, comme bien des gens que nous connaissons, ne mérite que le mépris de cette société dont il trouble l’ordre et la tranquillité, tout en se nourrissant de ses sueurs.

L’article suivant, qui nous est envoyé par un des plus anciens chefs d’atelier de notre ville, homme respectable et dont l’expérience en fabrique est incontestable, servira de réponse à cette assertion. Nous croyons faire plaisir à nos lecteurs en la transcrivant en entier sans en rien changer ; c’est l’expression naïve d’un honnête industriel, qui mettra mieux l’opinion publique au courant de la béatitude des chefs d’atelier que tous les plus beaux raisonnemens des faiseurs d’utopies.

Les chefs d’atelier sont les vraies plaies de la fabrique ! les frelons qui vivent aux dépens des compagnons travailleurs !… etc.

Comment se fait-il donc qu’aucune fabrique établie par les fabricans eux-mêmes n’ait pu se soutenir ? La Sauvagère, organisée avec ordre et beaucoup de fonds, ne gagne pas.

Pourquoi le compagnon qui est laborieux et a de l’ordre, a-t-il plus d’argent à sa disposition que le maître qui l’occupe, et qui souvent avec six métiers ne peut joindre les deux bouts ?

Pourquoi tout ouvrier actif préfère-t-il un métier pour compagnon à un métier pour maître ?

Pourquoi, s’il ne fallait pas finir par se mettre chez soi, resterait-il toujours compagnon ; car souvent son établissement est le terme de son aisance et de sa liberté ?

Pourquoi enfin contestez-vous cette part qui est affectée à toutes les professions pour les frais ? Prétendez-vous que vos devanciers n’en savaient pas autant que vous sur toute cette affaire ?

Sont-ce les fabricans qui fournissent à tous les frais d’exploitation ? [3.2]Pliage, tordage, remettage, dévidage, cannettage, usure et achats d’harnais ; lits, feu, commission aux ouvriers, responsabilité de fabrication, de matière, cessation d’ouvrage, changement d’article avec frais et perte de temps, mauvaise pièce, articles ingrats qui encombrent le métier, nécessitent perte de temps, sacrifice pour le faire débarrasser ; louage, imposition. Le compagnon, libre, change suivant son goût et son intérêt.

Vous n’avez jamais compté avec ces frelons qui, après avoir travaillé toute leur vie, vont quelquefois finir leurs jours aux hospices ou au rouet à cannettes, après avoir travaillé à vos fortunes acquises assez souvent par l’injustice et la dureté. Vous n’avez jamais su connaître la peine de l’ouvrier ni su travailler. Votre inepte langage le prouve assez ; mais croyez-vous par vos perfides promesses séduire les travailleurs compagnons ? Ils savent les apprécier. Vivant avec nous, ils connaissent nos peines, notre gêne, et nous plaignent ; ils savent, sans vos conseils et vos offres fallacieuses, qu’ils peuvent être maîtres comme nous. La justice n’a pas besoin de commentaire pour se faire entendre des travailleurs. Mais vous dont le but est de cerner la division pour mieux exploiter les travailleurs à votre profit ; votre rage hypocrite ne les séduira pas. Malheur à qui s’y laissera prendre. Vos antécédens les ont instruits de ce qu’il fallait estimer de vos promesses.

Pourquoi un chef d’atelier et sa femme sont-ils plus captivés et ont souvent plus de peine que l’ouvrier qui tisse, soit pour aller commander, apporter, préparer les matières, et être dupes des métiers qui ne réussissent pas ?

Pourquoi, dans les métiers d’unis le maître n’a pas souvent 8 sous par métier pour lui aider à élever sa famille, qu’il est forcé de mettre au travail aussitôt que les forces de ses enfans se développent, au dépens de leur santé et de leur éducation ; aussi voyez l’espèce que cela produit.

O vous, hommes du juste milieu, qui ne pouvez croire que les autres hommes soient vos semblables, que la nature leur a donné le moral et le physique tout comme à vous, et qu’ils ont de moins que vous des goûts dépravés et dissipateurs ; sachez respecter des êtres qui souvent le méritent mieux que vous sous bien des rapports. Pour votre propre intérêt, usez de bons procédés ; car dès l’instant que les travailleurs sauront s’unir et s’entendre, les hommes d’argent seront embarrassés.

Nous n’ajouterons rien à cet article, nous laissons à l’opinion publique le droit de juger maintenant si les ouvriers sont des tracassiers et indignes de quelque intérêt.

 

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