L'Echo de la Fabrique : 25 août 1833 - Numéro 34

DE LA CRÉATION D?UNE CAISSE D?ÉPARGNES

pour les ouvriers lyonnais. 1

On fait des réflexions bien affligeantes au spectacle qu?offrent en France deux millions d?ouvriers usant leur vie à des travaux pénibles, assidus, journaliers, élevant leurs enfans au sein de la misère, et arrivant à une vieillesse prématurée, le plus souvent hérissée de souffrances aiguës et d?amères privations. Les gouvernemens qui se sont succédé chez nous depuis 50 ans, se sont peu occupés de guérir cette plaie du corps social ; ils n?ont pas vu que les asiles ouverts en petit nombre, aux vieillards indigens et incapables de travail, et qui peut-être pouvaient suffire quand l?agriculture absorbait toutes les forces sociales, ne sont pas même un palliatif aux maux que nous signalons, aujourd?hui que les arts mécaniques réclament et emploient dix fois plus de bras qu?en 1789.

Tous les pouvoirs qui nous ont régis depuis cette époque n?ont, par une bizarre préoccupation, aperçu qu?un des élémens de l?organisation sociale : la propriété. L?industrie, le travail, n?occupent dans les lois, ni dans les [4.2]m?urs le rang qui leur appartient, et dans l?arsenal immense de notre législation, on ne trouve point de mesure assez efficace pour empêcher que le pain de la charité publique, toujours jeté avec dédain et reçu avec dégoût, soit encore le meilleur destin de beaucoup de membres d?une population active, qui, après avoir enrichi l?état par leur travail, n?ont d?autre avenir que l?uniforme des bons pauvres ou le corbillard gratuit de l?Hôtel-Dieu. C?est d?ailleurs une expectative triste et presque dégradante pour l?homme qui a su se suffire à lui-même tant qu?il a conservé ses forces, qu?une retraite dans ces établissemens de pitié générale, où il lui faut renoncer aux tendres soins de sa famille et se séparer des objets de son affection, pour se soumettre à une discipline à la fois austère et puérile, incompatible avec son âge et ses précédentes occupations.

A la vue de ce tableau déplorable dont malheureusement on ne pourra nous accuser d?avoir assombri les couleurs, il faut bien, si l?autorité ne comprend pas qu?il faut des moyens radicaux pour aplanir les obstacles qui naissent de l?introduction dans l?état de nouveaux intérêts et de nouveaux besoins ; il faut bien, dis-je, que les citoyens cherchent ces moyens en dehors de l?action gouvernementale, et en attendant que les travailleurs soient mis à leur place par un remaniement social, devenu indispensable, ils doivent trouver en eux-mêmes et dans les connaissances économiques des ressources assez grandes pour atténuer les fâcheux effets de leur position anomalique dans l?ordre de choses où nous vivons.

La meilleure de toutes ces ressources est, selon nous, dans l?économie, dans cette courageuse réserve que l?avenir et la morale imposent au présent, dans le sacrifice actuel, sans doute pénible, mais nécessaire d?une portion du prix du travail qui doit, dans les mauvais jours, subvenir aux dépenses occasionnées par les maladies, les accidens, le chômage, l?augmentation de la valeur des denrées, et dans les saisons favorables créer un capital, faire jouir d?un revenu, améliorer la situation physique et intellectuelle des familles, assurer à la vieillesse un repos si loyalement acheté par les sueurs de l?adolescence et de la virilité.

Mais, pour que ces économies soient profitables, il ne faut point qu?elles soient isolées, que, comme autrefois, elles s?accumulent sans produire dans un portefeuille ou dans un coffre-fort, car les capitaux sans emploi sont peu utiles à leurs possesseurs et deviennent préjudiciables à la fortune publique qui est le faisceau de toutes les richesses particulières ; en diminuant la consommation et la production par la non action des signes qui les représentent.

Il faut donc que les travailleurs déposent le surplus des sommes strictement nécessaires à leurs besoins. dans des caisses d?épargnes, organisées comme banques de prêt ; ces institutions utiles qui fleurissent en Angleterre et aux Etats-Unis, ont besoin d?être popularisées en France, et c?est surtout aux ouvriers lyonnais que nous voulons démontrer tous les avantages que présentent ces caisses d?épargnes qui doivent être placées au premier rang des améliorations sociales dues à l?économie politique et à la diffusion des connaissances utiles. Nous insisterons surtout sur le mode d?organisation et de placement qui nous semble le plus avantageux à nos concitoyens de la classe ouvrière.

(La suite au prochain numéro.)

Notes de base de page numériques:

1. Les caisses d?épargne apparaissaient alors aux libéraux comme l?outil privilégié de protection sociale. Il s?agissait d?apprendre la prévoyance aux masses pauvres. Le modèle, tout inspiré par l?idée de bienfaisance, avait été expérimenté dès 1818 avec l?ouverture, sous l?impulsion de Benjamin Delessert, de la Caisse d?épargne et de prévoyance de Paris. De Lyon, participait à l?entreprise le baron Joseph-Marie de Gérando (1772-1842) auteur en 1820 de l?ouvrage Le Visiteur du pauvre, et encore en 1839 de De la bienfaisance publique.

 

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