L'Echo de la Fabrique : 25 décembre 1831 - Numéro 9

COUPS DE NAVETTE.

Un de ces bons canuts, dont l'année d'apprentissage remonte à 1760, émerveillé d'entendre toujours parler de tarif en faveur de sa profession, s'écria lorsqu'il apprit son adoption, le 25 octobre dernier : Tant mieux qu'on nous ait enfin rendu justice, en nommant un député qui veuille bien prendre les intérêts de tant de malheureux ouvriers en soie qui souffrent depuis si long-temps ; il paraît, en effet, d'après ce qu'on en raconte, que ce M. Tarif est un homme bien populaire, et à même de régler consciencieusement les rapports des ouvriers avec les négocians. Mais quelle fut surprise quand, quelques jours après, on vint lui dire que tout espoir était perdu pour les ouvriers ; qu'on ne voulait plus de tarif, qu'il serait remplacé par la mercuriale. Détrompé alors sur ce qu'il avait entendu en premier lieu par le mot tarif, il ajouta avec la même naïveté : Comment est il possible de parler aujourd'hui de la Mère-Curial pour fixer les prix de nos étoffes ? elle est morte depuis bien des années !...

Depuis quand les ouvriers et les négocians sont-ils d'accord ? — Depuis qu'ils ont porté la balle ensemble.

On parle d’un mariage singulier qui doit se faire, dit-on clandestinement : l'époux, le père Tarif, y perdrait [8.1]son nom pour prendre celui de son épouse, Mercuriale.

L'un de nos meilleurs faiseurs de navettes, après avoir lu l'affiche du 7 décembre, courut chez lui transporté de joie : Ma mère, dit-il, arrivant tout essouflé, vous ne savez pas ? c'est vous qui allez donner le prix des étoffes. — Tais-toi, nigaud ! — Mais quand je vous dis, j’ai bien lu sur l'affiche : Les prix seront fixés par la Mère Curiale.

Les ouvriers avaient sollicité une amélioration à leur sort, et on leur a envoyé le ministre de la guerre, 26,000 hommes de garnison, des canons, etc. Sensible amélioration !

Sur tous les murs de notre ville on lisait en tête des affiches : Ministère de la guerre ! Que n'y lisait-on plutôt : Ministère des finances ou du commerce et des travaux publics !

Rassurez-vous, consolez-vous, braves ouvriers, tous vos maux sont finis… la justice informe.

Certain fonctionnaire a dit que l'ordre était rétabli, que force était restée à la loi… du négociant contre l'ouvrier.

Deux chefs d'atelier ont été introduits chez M. C. P... l’ayant toujours regardé en face, même en se retirant, ils ont échappé, par-là, au traitement du fils d'un pair de France.

Après avoir lu l'arrêté du maréchal-ministre qui annulait le tarif adopté et signé, un badaud s'écria : Que M. le ministre fasse remonter à son point de départ une boule lancée du haut de la montagne de Fourvières.

Des négocians raisonnaient légalité, charte, etc. Les ouvriers révoltés, disaient-ils, sont au-dessous des barbares du Caucase et des steppes de la Tartarie ; la justice, en remplacement de la mitraille, ne saurait jamais assez les corriger. « Tout beau, Messieurs, dit à voix basse un des assistans ; ignorez-vous les anciens proverbes qui ont toujours eu force de loi : Ventre affamé n'a pas d'oreilles ; nécessité n'a pas de loi ; vox populi, vox Dei ? » Alors tous les auditeurs d'imposer silence au méchant interlocuteur, en lui enjoignant de ne pas mêler à une conversation aussi sérieuse d'aussi mauvaises plaisanteries.

La colère entre les ouvriers et les négocians est-elle apaisée ? — Et certes, oui, depuis qu'on les a désarmés.

Quelle est l'arme la plus terrible, la plus venimeuse de certains négocians ? — La langue.
Leurs meilleures qualités ? — L'astuce et la friponnerie.
Leur loi ? — Celle du plus riche contre le plus pauvre.
Leur droit ? — Celui de faire travailler l'ouvrier pour leur bon plaisir ; et de le faire mourir de faim, lorsque besoin sera.

Il vient de paraître le prospectus d'un nouveau journal, ayant titre : L'Ami du Commerce ; nous pensons qu'on aurait dû plutôt lui donner celui-ci : L’Ami des Commerçans. Nous ne pouvons préciser l'époque de l'apparition de cette nouvelle carte d'égoïsme, le prospectus n'en parle pas.

Tous les jours des améliorations ! On ne lit plus sur les affiches que : Mont-de-Piété, vente forcée, faillite, [8.2]etc. ; 1re catégorie : Sirop de mou de veau, sirop de salsepareille ; 2me catégorie. Ah ! pour le coup, cette dernière est un avis à quelques habitans d'un certain quartier, qui sont atteints de catarrhes sur la poitrine, ou de douleurs aiguës à... au... depuis la mémorable campagne de Lyon.

Un commissionnaire, étranger à notre ville, demandait à tout le monde qu'on lui indiquât les meilleurs fabricans. — Bien peu passent pour bons, lui répondit un ancien ; mais pour vous citer les meilleurs, il ne se trouverait personne.

 

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