L'Echo de la Fabrique : 8 septembre 1833 - Numéro 36

Variétés.
CHEMIN DE FER DE SAINT-ÉTIENNE A LYON.

Ce chemin de fer1 commence à peu près où commençait la route par terre ; seulement, comme cette route par terre était obligée à mille détours dans ce pays de montagnes ; le chemin de fer s’en éloigne bientôt pour ne plus la rencontrer qu’à de rares intervalles. A l’heure qu’il est, la route par terre n’est plus qu’un chemin vicinal, et les entrepreneurs des messageries ont fait imprimer dans le Mercure Ségusien, journal très estimable du pays, l’avis suivant : MM. Galline et Ce préviennent MM. les voyageurs, qu’à dater du 1er mars 1833, le service de leurs messageries est interrompu, ne pouvant soutenir plus long-temps la concurrence avec le chemin de fer.

Cet avis doit donner beaucoup à penser à tous les entrepreneurs de diligences. Voila le sort qui les attend tôt ou tard ; ils n’ont donc qu’à se bien tenir et à profiter du moment où ils sont encore les maîtres des chemins ordinaires, le chemin de fer les tuera. Et en effet, quel moyen de lutter avec ces chemins ? Venez avec moi de St-Etienne à Lyon ! venez. Supposez que vous êtes dans un jour de bonheur et de paix. Il faut être calme pour bien voir. Hâtez-vous. Le chemin de fer ne part que deux fois par jour, en attendant qu’il double le nombre de ses départs. Venez. Le chemin de fer n’attend pas cinq minutes, et rappelez-vous que la voiture, une fois partie, est déjà arrivée. Vous voyez ce vaste hangar, c’est là que sont les voitures. Montez. La voiture est à plusieurs compartimens. Vous êtes six sur le devant, assis très à l’aise dans une espèce de fauteuil ; sur le devant se tient le guide en uniforme, une trompette à la main ; dans la diligence vous êtes vingt-quatre assis à l’aise ; sur le derrière vous êtes six comme sur le devant ; et, comme sur le devant aussi, se tient un conducteur en uniforme, une trompette à la main. On fait l’appel des voyageurs ; ils sont placés ; la première voiture est remplie, la seconde voiture est remplie, puis une troisième, puis une quatrième, tant qu’il y a des voyageurs à placer. Pour vous le dire en passant, les voyageurs de St-Etienne à Lyon et de Lyon à Saint-Etienne, rapportent déjà 45,000 fr. par mois au chemin de fer. Or, on comptait si peu sur ce nombre immense de voyageurs, que les entrepreneurs eux-mêmes ne l’avaient pas compté dans leurs calculs.

[7.2]Quand tout le monde est placé, quand toutes les voitures sont attachées à la suite l’une de l’autre, la seconde à la première, la troisième à la seconde, et ainsi de suite, le premier guide donne un son de cor, chaque guide avec son cor répond à ce bruit ; aussitôt chaque premier guide tourne une vis correspondante à la roue, au moyen d’une manivelle qui est à sa portée ; le premier venu (ce jour-là, c’était un enfant de 15 à 16 ans) donne l’impulsion à la première voiture, et voila cette voiture qui se met en route, entraînant les autres à sa suite. D’abord cela va doucement, puis bientôt la vitesse augmente ; plus il y a de voitures à la suite l’une de l’autre, et plus la vitesse augmente en raison du poids qui la pousse. C’est chose merveilleuse vraiment d’aller si vite, de ne rien voir devant soi qui vous traîne, de ne pas sentir un cahot, pas une secousse, rien d’une voiture ordinaire. De chaque côté de la route, vous voyez glisser de vieux arbres sur la cime des rocs, de vieux rochers, écrasés en partie, des monceaux de houille en combustion nuit et jour pour obtenir le coke ; tantôt vous avez à droite et à gauche un précipice de 60 pieds, tantôt vous entrez dans une voûte obscure et sans fin ; car le chemin de fer, voyez-vous, est inflexible comme le destin : il va tout droit devant lui sans reculer jamais. Il marche, il comble les vallées, il brise les montagnes : on dirait qu’il obéit à cette voix toute puissante de Bossuet 2 : Marche ! marche ! marche ! Aussi il marche, il marche à vous donner le frisson et le vertige. Pour moi, je ne saurais rendre ce que j’éprouvais la première fois où je me confiai à cet élément tout nouveau. Aller si vite, traverser tant de montagnes, franchir tant de précipices, et tout cela au moyen de ces deux lignes de fer parallèles ! Chaque ligne de fer est longue de 12 pieds et repose sur des crochets. Le chemin tient en réserve une foule de ces ornières qui peuvent être remplacées en deux heures en cas d’accident. Le frottement de toutes ces voitures est presque insensible, bien que nous fussions ce jour-là dans des voitures non-suspendues. Que sera-ce donc le jour où le chemin de fer aura, lui aussi, ses élégantes calèches à ressorts anglais ?

Au reste, les voitures du chemin de fer ne différent des voitures ordinaires que par la roue, qui est tout en fer et qui est légèrement recourbée, afin de s’emboîter exactement dans les deux ornières. Pendant une grande partie de la route le chemin est double, afin que les voilures daller et de retour puissent se croiser sans se rencontrer jamais. La simplicité de toutes ces choses est peut-être ce que j’ai vu de plus étonnant dans tous ces miracles dont je me doutais si peu, et qui sont à cent lieues de Paris seulement.

Le chemin de fer va si vite que nous n’avons pas eu le temps, comme c’était notre intention, de jeter un dernier coup-d’œil sur la ville singulière que nous quittions, St-Etienne ; et vraiment c’est dommage de la quitter si vite. Que de grands établissemens nous laissions derrière nous ! Que de fournaises ardentes ! Que d’enclumes retentissantes sous le marteau ! que de métiers à fabriquer la soie ! Que de teinturiers, de forgerons, d’ourdissages ! Que de machines à vapeur, que de rouages, que de meules en mouvement ! c’est un bruit immense, c’est une activité immense : on broie le fer, on sculpte le bois, on fabrique la soie, on aiguise, on fore, on tord, on brunit l’acier ; on extrait, on coule, on forge, on façonne le fer ; on tourmente le métal, la soie, le coton, le fil et le tulle dans tous les sens ; chaque jour, depuis le lever jusqu’au coucher du soleil, c’est une immense fabrication de toutes sortes de produits les plus opposés.

[8.1]Quelle ville que ce St-Etienne ! Bruyante, animée, riche, sévère, économe, avare, pleine de foi chrétienne et de sceptisme goguenard ; unissant tous les contrastes ; de mœurs austères et d’une richesse infinie ; dédaignant tout ce qui s’écarte des habitudes de la vie la plus ordinaire ; pleine de probité, de zèle, de courage, de patience, de sang-froid, d’avarice sordide ; ne connaissant aucune des douceurs de la vie civilisée, n’ayant aucune idée de l’art qui n’est que l’art, spéculant également sur terre et sous terre. Quelle ville ! Jamais on n’a poussé plus loin la science du calcul et l’ignorance de tout le reste. Qui voudra l’étudier dans toutes ses parties, fera un chef d’œuvre de style qu’elle seule en France ne lira pas ! Mais le chemin de fer nous emporte loin de ce bruit et de cette fumée ; à peine avez-vous eu le temps de retourner la tête que déjà St-Etienne n’est plus qu’un nuage de poussière, de fumée et de charbon !

(La suite au prochain numéro.)

Notes de base de page numériques:

1. Impulsée par l’ingénieur et homme d’affaires Marc Seguin, la ligne Lyon-Saint-Étienne, longue de 56 kilomètres, avait été construite entre 1825 et 1832. Cette innovation avait suscité de nombreuses craintes et oppositions.
2. Jacques Bénigne Bossuet (1627-1704), orateur français, évêque de Meaux. Référence ici probablement à son Sermon sur l’ambition, paru en 1662.

 

Contrat Creative Commons

LODEL : Logiciel d'édition électronique