L'Echo de la Fabrique : 29 septembre 1833 - Numéro 39

TRIBUNAUX ÉTRANGERS.

[7.1]Nous livrons l’article suivant aux réflexions de nos lecteurs, ils y verront à quels excès le sentiment de la conservation de l’existence, toute pénible qu’elle puisse être, peut conduire l’homme quand une fois il a abandonné le chemin de la vertu.

haïti (port-au-prince.)

Assassinat. – Tentative d’évasion. – Lutte horrible entre deux condamnés à mort.

Il y a quelques mois un mulâtre nommé Eriaz fut condamné à mort pour crime d’assassinat sur la personne d’un négociant de l’île. Cet assassinat, commis avec des circonstances horribles, avait été précédé d’un vol considérable. Peu de jours après un jeune portugais fut condamné à la même peine pour avoir poignardé sa maîtresse dans un accès de jalousie.

Les deux condamnés étaient enfermés dans la même prison, mais ils occupaient chacun un cabanon séparé. Eriaz, dont on redoutait la vigueur et la férocité, occupait un cachot obscur, dans lequel l’air ne pénétrait qu’à travers une ouverture étroite et grillée qui donnait sur un des corridors de la prison. Aucun rayon de lumière n’arrivait jusqu’à ce cachot, et l’obscurité la plus profonde y régnait, même au milieu du jour. Dardeza, dont le crime était moins horrible, et qui avait inspiré plus de compassion aux guichetiers, avait été placé dans une chambre plus vaste, plus aérée, et dans laquelle se trouvait une fenêtre grillée qui donnait sur la campagne.

Les deux condamnés avaient les fers aux pieds et aux mains.

On leur annonça à tous deux que leur exécution aurait lieu dans trois jours, et on leur distribua une provision de pain et d’eau suffisante pour les nourrir jusqu’au moment fatal.

Depuis long-temps, chacun des deux prisonniers méditait des projets d’évasion. Dardeza, à qui on avait permis de recevoir les visites de ses amis, avait obtenu des outils propres à faciliter ses projets ; mais le malheureux jeune homme, sans vigueur et sans adresse, avait été bientôt découragé par d’infructueux essais, et il était retombé dans un morne abattement, attendant avec effroi la visite du bourreau.

Eriaz, plus vigoureux, plus hardi, ne désespérait pas, et il résolut de tout tenter pour se soustraire au supplice.

D’après la position de son cachot et le trajet qu’il avait à faire pour y être conduit, il avait calculé qu’un des murs de ce cachot devait être le mur de clôture, et que, s’il parvenait à y pratiquer une ouverture, il pourrait trouver une issue dans la campagne.

Il se met donc à l’œuvre. Pour empêcher le bruit de se faire entendre, et pour amollir la pierre, il humecte d’abord les parois du mur, et avec les chaînes qui entourent ses mains, il gratte la muraille ; mais quand il a enlevé quelques fragmens, il recommence à mouiller la pierre et gratte encore… Il se prive de sommeil, et avec une infatigable activité il ne quitte pas un instant son travail. De temps en temps un geôlier se présente à la lucarne, et avec une lanterne qui projette sa lumière dans le cachot, il vient surveiller le prisonnier ; mais tout en travaillant, Eriaz a l’oreille tendue ; au moindre bruit il s’arrête, et quand le geôlier se présente, il voit Eriaz accroupi près du trou qu’il a pratiqué, feignant de dormir.

Déjà le mur avait été entamé assez profondément ; mais quelle était l’épaisseur de ce mur ? Eriaz l’ignorait, et il ne savait pas ce qu’il avait encore à faire… Il ne savait [7.2]pas non plus, le malheureux, combien de temps il avait encore devant lui, jusqu’au jour de l’exécution.

Placé dans ce cachot obscur, où régnait une nuit éternelle, privé de tout moyen de calculer le temps depuis l’instant où on lui avait annoncé qu’il n’avait plus que trois jours à vivre, il ne savait quand devait expirer le délai fatal.

Horrible situation ! au moindre bruit qui se fait entendre il croit que tout est fini, qu’on vient le chercher pour le supplice, et dans cette horrible incertitude de tout ce qu’il avait encore à faire et du temps qui lui restait, le malheureux s’arrêtait découragé.

Cependant il tente un dernier essai, et grinçant des dents, il s’attaque à la muraille… Il est sauvé ! la pierre cède, le mur est percé… mais, hélas ! le malheureux s’est trompé dans ses calculs sur la situation des lieux… Ce n’est pas l’air pur et frais de la campagne qui vient frapper son visage, et à travers l’ouverture qu’il a si péniblement pratiquée, il n’aperçoit encore qu’un cachot faiblement éclairé par la pâle lueur d’une lampe… Il entend de sourds gémissemens, il appelle à voix basse… c’était le cachot de Dardeza.

A cette vue, Eriaz tombe anéanti. C’en est donc fait, il faudra mourir !

Dardeza est étendu à terre, brisé par la lutte qu’il vient de soutenir, et bientôt ces deux malheureux se sont rapprochés. Eriaz communique son projet à Dardeza, et en apprenant que le cachot de ce dernier a une fenêtre sur la campagne, il croit voir leur fuite assurée… Mais combien de jours se sont écoulés depuis qu’Eriaz a appris la fatale nouvelle, combien lui reste-t-il encore de temps à vivre ?… Il interroge Dardeza qui a pu, lui, calculer les heures et les jours, et il apprend que la nuit qui commence est la dernière pour eux, et que le soleil levant doit éclairer l’échafaud.

Loin d’abattre Eriaz, cette affreuse révélation redouble son courage. Dardeza le seconde, et tous deux réunissent leurs efforts pour agrandir l’ouverture pratiquée par Eriaz, qui bientôt s’est introduit dans le cachot de Dardeza.

Celui-ci avait reçu d’un ami un ressort de montre pour limer les barreaux de sa fenêtre et faciliter un moyen d’évasion ; mais, ainsi que nous l’avons dit, ce malheureux n’avait pas même essayé d’accomplir un projet qui lui semblait impossible. La présence d’Eriaz ranima son courage ; il saisit l’instrument précieux qu’il a conservé, et tous deux se mettant à l’ouvrage, ils ont bientôt scié quelques barreaux de la fenêtre. L’ouverture est assez large pour qu’ils puissent passer, et s’ils pouvaient oser une chute de soixante pieds, leur fuite était assurée.

Il ne reste plus qu’à limer les fers qui attachent leurs pieds et leurs mains. Mais ce travail sera long encore ; la nuit avance, le jour va paraître, jour fatal qui ne doit que commencer pour eux ! Ce ressort précieux ne peut leur servir à tous deux à la fois ; à peine si un seul aura le temps de briser ses chaînes ; et avec ce poids énorme la fuite est impossible.

Alors une horrible discussion s’élève entre ces deux malheureux. L’instrument sauveur est entre les mains de Dardeza ; il veut s’en servir, Eriaz se précipite sur lui pour le lui enlever. Dans cet étroit cachot, entre ces deux hommes enchaînés et voués tous deux à la mort dans quelques heures, une lutte affreuse, un combat à mort s’engage. Eriaz, plus vigoureux, renverse son ennemi ; Dardera se voit vaincu ; il s’approche de la fenêtre, et pour que du moins il n’y ait salut pour aucun, et que tous deux meurent, il veut jeter aux vents le précieux outil. Eriaz l’arrête : Non tu ne l’auras pas ! s’écrie [8.1]Dardeza désespéré ; et faisant un dernier effort pour se dégager des mains de son robuste adversaire, il place la lime dans sa bouche et l’avale, faisant entendre comme un râlement de mort. Le ressort qu’il a avalé reste engagé dans sa gorge, il suffoque… Soudain, une horrible pensée vient à l’esprit d’Eriaz, il se précipite sur Dardeza, le saisit violemment, l’étrangle, lui brise la tête contre la muraille, lui plonge le poing dans le gosier, lui déchire la gorge avec ses mains, et jusque dans la poitrine palpitante du malheureux il cherche, à la lueur de la lampe, l’instrument précieux et sauveur.

Il le retire ensanglanté, bientôt il est à l’œuvre, ses chaînes tombent… puis avec les vêtemens de Dardeza qu’il dépouille, il se fait une espèce de lien qu’il attache à un barreau de la fenêtre… Il se laisse glisser, mais arrivé à l’extrémité de la corde, il plonge avec effroi les yeux au-dessous de lui… Un abîme de plus de 30 pieds reste à franchir… Cependant il n’hésite pas ; sa chute est amortie par une plate-forme sur laquelle il roule, et il tombe meurtri sur le pavé…

Mais tout n’était pas fini…, il se trouve dans un chemin de ronde, entouré par un mur élevé qu’il faut franchir encore.

Au moment où il cherche de quel côté l’escalade sera plus facile, un des chiens de garde se précipite sur lui. Eriaz se jette lui-même à sa rencontre, et pour faire taire ses aboiemens, il lui plonge le bras dans la gueule et l’étouffe ; mais au milieu de ses mouvemens convulsifs, le chien lui dévore le poignet…

Il n’y avait pas de temps à perdre, car le jour commençait à poindre : Eriaz choisit un endroit du mur où de nombreuses crevasses présentent un point d’appui, et le malheureux, harassé, meurtri, le poignet en lambeaux, parvient enfin à escalader le mur. Il est libre !

Au point du jour, les guichetiers viennent chercher les condamnés pour les conduire à l’échafaud… Ils ne trouvent plus qu’un cadavre horriblement mutilé.

Bientôt l’alarme est donnée dans tout le pays, et des proclamations sont publiées dans lesquelles on donne le signalement du coupable ; d’après les traces de sang et les débris qui se trouvent près du chien qui a été étouffé par Eriaz, on reconnaît qu’il a dû avoir le poignet droit arraché, et l’on publie tous ces détails.

Eriaz avait couru pendant près d’une heure, mourant de fatigue et de faim, il s’arrête près d’une petite cabane où il se hasarde à demander l’hospitalité, pensant que le bruit de sa fuite ne viendra pas jusque-là.

Une vieille négresse, qui habitait cette cabane, lui offre quelques provisions. Eriaz allait partir ; mais entre tout-à-coup le mulâtre Caro, fils de la négresse qui avait si généreusement reçu le fugitif.

Il arrivait de la ville, et son premier soin fut de raconter ce qu’il y avait appris. A ce récit, Eriaz pâlit et cache précipitamment son bras sous ses vêtemens. Ce mouvement, quoique rapide, est aperçu par Caro : l’intrépide jeune homme se précipite sur Eriaz, lui arrache son manteau, et découvre sa plaie sanglante ; mais Eriaz, avec un bond rapide, recule, saisit une hache qui se trouvait dans un coin, et s’élance sur Caro, qui s’est également armé d’un énorme bâton. Caro pare adroitement le coup qui lui est porté, la hache d’Eriaz glisse sur le bâton de son adversaire et ouvre le crâne de la pauvre négresse qui était accourue près de son fils pour le protéger.

A cette vue, Caro jette sur Eriaz un coup qu’il lui assène [8.2]sur la tête, il le renverse sans connaissance et hors de combat ; puis il se précipite sur le corps de sa mère qu’il cherche en vain à rappeler à la vie.

Au même instant, trois des nombreux cavaliers de la police qui avaient été envoyés dans toutes les directions à la poursuite du fugitif, arrivent sur ce nouveau théâtre de crimes : Eriaz est garotté, attaché à la queue d’un cheval, et ramené à toute bride dans la prison.

A peine arrivé, Eriaz a demandé une bouteille de rhum et un prêtre, auquel il a raconté avec un horrible sang-froid tous les détails de son évasion ; puis il avala d’un trait le rhum qu’on lui avait donné. A peine le prêtre se fut-il retiré, qu’Eriaz est tombé sans connaissance, et lorsqu’on est venu le chercher pour le conduire au gibet il n’existait plus.

(Gazette des Tribunaux.)

 

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