L'Echo de la Fabrique : 1 janvier 1832 - Numéro 10

En nous vouant aux intérêts de la classe ouvrière1, en embrassant sa cause, nous nous sommes dit : Elle ne peut rien donner, ni places, ni grandeurs, ni or ; nous serons abreuvés de dégoûts, parce que notre voix ne sera pas écoutée ; parce que, sortis du sein de cette classe que nous défendons, une réputation éblouissante ne nous aura point devancés. On dira, si nous voulons signaler l'égoïste qui aura forfait à l'honneur, que nous provoquons à la haine ; et si, ne consultant que nos c?urs, nous en appelons à l'humanité, à l'oubli du passé, à la réconciliation, on dira que nous sommes pâles, sans force, et que la crainte nous inspire. Fidèles à la route que l'honneur nous a tracée, nous serons les défenseurs courageux des ouvriers, parce qu'ils ont été généreux, parce que nous croyons que cette classe est la plus utile, et peut-être la plus vertueuse de la société.

Nous ne croirons point être pâles et sans force, quand en vrais citoyens, en bons patriotes, nous déplorerons les erreurs qui ont plongé notre cité dans le deuil, quand nous jetterons un voile sur le passé, et quand nous fléchirons le genou sur une tombe renfermant une victime des dissensions civiles, sans nous informer si c'est la dernière demeure d'un prolétaire ou d'un financier...

Nous ne croirons point provoquer à la haine, en signalant parmi les négocians une minorité insatiable qui sacrifierait les intérêts généraux et ceux même de la patrie à ses intérêts privés ; en signalant quelques hommes déhontés qui, pour nous servir de l?expression du poète, boivent la sueur au front du prolétaire ; hommes avides que la masse des négocians repousse, et qui ont causé tous les maux dont nous avons été les témoins.

Nous n'avons cessé de réclamer une amélioration du sort de cette classe trop long-temps malheureuse et vraiment digne qu'on s'occupe d'elle : nous l'avons fait avec modération, parce que la menace est toujours illégale, et que nous ne l'emploierons jamais que contre les ennemis de la patrie et des institutions qui nous régissent. On nous a répondu que l'ouvrier se créait des besoins factices, et un honorable député a dit, à la tribune nationale, que ce n'était pas la misère qui avait poussé les ouvriers de Lyon, puisque la plus mince journée y est de 28 à 32 sous? Eh bien ! malgré que nous ayons prouvé le contraire, nous acceptons que la journée soit telle que l'honorable député l'a annoncé, et c'est à nous, pères de famille, que l'on viendra dire qu'on n'est pas dans la misère avec un pareil gain ! et ce sont des hommes qui, nés dans l'opulence, mènent une vie délicieuse [2.2]et engloutissent 100.000 fr. de revenu par an, qui nous tiennent un pareil langage ! Nous allons nous attacher à eux ; notre main va les saisir, et ce sera une main de fer? Ils ne nous échapperont point ; nous allons les traîner, malgré eux, dans l'intérieur du ménage d'un ouvrier : nous allons les traduire à la barre de la misère?

Ici vous ne trouverez point à la porte une natte pour essuyer les pieds, on serait très-heureux si dans l'intérieur on en avait une pour coucher des enfans ; dans un coin est un peu de paille, c'est là où ces pauvres créatures passent les nuits. Ouvrez ce meuble, vous croirez y trouver quelques hardes pour préserver ces malheureux de la rigueur des saisons, ou le peu de linge que la propreté exige ? il est vide? vous n'y trouvez rien... Oh ! nous nous trompons, vos yeux ont découvert quelques papiers épars ; ce sont des billets de Mont-de-Piété? C?est là que tout s'est englouti ! c'est là qu'on a porté pièce à pièce les hardes pour avoir un morceau de pain ; mais ces billets ont vieilli, et tout est perdu...

Et cet homme, jeune encore, mais pâle et décharné, qui lève sur vous des yeux éteints par l'agonie de la misère ? Il est malade ; que ne va-t-il à l'hôpital ? Sans doute il y serait à sa place. Chez lui un travail de dix-huit heures augmente, il est vrai, ses souffrances ; mais il lui faut gagner de vingt-huit à trente-deux sous pour acheter quelques alimens grossiers que ses enfans s'arrachent entre eux et dont il se passe, parce qu'il aime mieux endurer la faim que de voir souffrir les innocentes créatures auxquelles il donna le jour.

Et cette femme couverte de haillons ? C'est la compagne de sa misère ; son front est couvert de rides ; les larmes ont affaibli sa vue ; elle est jeune pourtant, mais les souffrances l'ont épuisée, et chaque jour elle se courbe vers le tombeau?

Maintenant, hommes stoïques qui, couverts d'un manteau, assis à une table splendide, insultez à la misère, en disant qu'on peut vivre avec vingt-huit sous par jour, vous pouvez nous échapper ! Allez oublier au milieu des festins l'impression du tableau que nous venons de faire ; mais ne vous plaignez pas si nous vous appelons égoïstes.

Notes de base de page numériques:

1 L?auteur de ce texte est Antoine Vidal d?après la Table de L?Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).

 

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