L'Echo de la Fabrique : 27 octobre 1833 - Numéro 43

 ÉTAT DES OUVRIERS EN FRANCE.

ROUEN.

Les vices et l’ignorance de certaines portions des classes laborieuses en France doivent être imputés non-seulement au peu de sollicitude qu’on a généralement pour elles, mais encore et surtout à l’égoïste calcul de ceux qui regardent cette ignorance et les vices comme des auxiliaires qui leur rendent d’autant plus facile l’exploitation des prolétaires. Les hommes que les prolétaires enrichissent de leur travail s’inquiètent, par-dessus tout, de payer les bras le moins cher possible, et l’abrutissement moral des ouvriers étant une excellente condition pour obtenir la main-d’œuvre à bas prix, ils redoutent plutôt qu’ils ne souhaitent l’amélioration intellectuelle des hommes qui ne vivent que du travail de leurs mains.

Nous recevons de bonne source quelques détails sur les mœurs d’une portion intéressante de prolétaires, les filateurs et les lainiers de Rouen. Quelque affligeans que soient ces détails, nous les publions pour l’édification de nos lecteurs. Cette publicité, qui expose cruement le mal, est excellente parce qu’elle tourne à la confusion de ceux qui l’entretiennent, et provoque en même temps à en chercher sérieusement le remède.

Ce qu’on va lire nous est transmis par un chef d’atelier plein de zèle et de patriotisme, ayant toujours vécu parmi les ouvriers et comme eux, à l’ignorance près, à laquelle ils sont en quelque sorte condamnés par le peu de bonne volonté des maîtres. Nous conservons à ces détails toute leur simplicité caractéristique, et même un léger ton d’amertume, fort naturel de la part des hommes qui sentent vivement le mal, contre ceux qui en sont la cause première.

L’ignorance, on pourrait dire cet état d’abrutissement moral dans lequel vivent nos malheureux ouvriers, est un fléau qu’il sera bien difficile d’anéantir, et pourtant qu’il serait d’un intérêt général de détruire ; car avec lui disparaîtraient ces habitudes vicieuses et dégradantes qui affectent autant le moral que le physique des [4.2]individus. Je veux parler entr’autres de l’usage de l’ouvrier de se livrer au moins un jour par semaine à l’ivresse la plus complète ; et notez que cet excès est presque aussi commun chez les femmes que chez les hommes. Malheureusement, il y a peu ou point d’espoir d’obtenir aucune aide des commerçans pour retirer les ouvriers d’un état aussi dégradant pour l’humanité. Que veulent ces messieurs, nobles de nouvelle espèce, des malheureux qu’ils emploient ? Du travail, beaucoup de travail ; mais leur instruction morale, leur conduite, leur santé, enfin leur bien-être en général, rien de tout cela ne les intéresse ; du moins telle est la grande majorité de nos commerçans.

Depuis plusieurs mois le commerce de Rouen a pris une grande activité ; tous les ouvriers sont occupés et se regardent comme heureux. Long-temps ils avaient souffert faute de travail et le pain étant fort cher : aujourd’hui, au contraire, à peine suffisent-ils à la fabrication qui se fait, et le pain est à très bas prix. Leur condition est donc en réalité meilleure sous ce rapport.

« L’ouvrier employé dans une filature gagne par jour savoir : L’homme de 17 à 50 ans, de 2 fr. 50 c. à 2 fr. 75 c., répartition faite du plus ou du moins d’avantages sur les matières filamenteuses ; la femme du même âge, de 1 fr. à 1 fr. 25 c. ; l’enfant mâle ou femelle, de 50 à 75 c. La journée de travail dans les filatures étant très longue et se prolongeant en hiver jusqu’à dix et même onze heures du soir, toute la famille se trouvant employée, il en résulte :

1° Un abandon presque général des soins du ménage ;

2° Une ignorance complète causée en partie par la rapacité des parens qui, ignorans eux-mêmes, emploient leurs enfans à un travail manuel et ne leur donnent aucune éducation ;

3° Une nourriture très malsaine, qui ne se compose pour ainsi dire que de fruits en été, et en hiver de toutes choses peu substantielles, telles que fromage, poisson salé, rarement de viande autre que celle de charcuterie.

Malheureusement l’ouvrier, marié ou non, préfère à tout, faire ce qu’il appelle la noce, c’est-à-dire dépenser le dimanche et le lundi tout le bénéfice de la semaine précédente, et jeûner presque le reste de la semaine ; ceci va si loin, que le jour de leur paie ils achètent le pain nécessaire jusqu’à la paie suivante ; autrement ils en manqueraient, faute d’économie possible de leur part, dès que l’instant d’aller à la guinguette est arrivé.

Leur santé et leur constitution se ressentent d’un tel genre de vie, d’autant plus que leur boisson d’extra ne se compose absolument que d’eau-de-vie prise en quantité vraiment effrayante, bien qu’elle soit d’une très mauvaise qualité ; le prix du vin est beaucoup trop cher pour eux.

Beaucoup d’ouvriers sont chargés d’une nombreuse famille, et malheureusement tous nos fabricans, à quelques rares exceptions près, méritent le reproche de ne pas veiller sur l’état de leurs ateliers ainsi que sur leurs ouvriers, et de ne pas empêcher des mères de famille d’apporter avec elles leurs enfans presque à la mamelle, et de les exposer ainsi au contact d’odeurs fétides et à une chose beaucoup plus dangereuse encore, à laquelle personne ne paraît songer, au plock, espèce de duvet qui se détache du coton et voltige dans les ateliers que ces enfans avalent, ce qui nuit essentiellement à leur santé, et attaque infailliblement leur poitrine.

Actuellement peu de fabricans font mouvoir leurs mécaniques par la force des bras ; ce changement a été [5.1]très avantageux pour les ouvriers sous les rapports hygiéniques ; car les ouvriers employés à ce genre de travail vieillissaient long-temps avant l’âge, et mouraient presque tous d’anévrisme au cœur ou de phthysie pulmonaire.

Il est à observer que, quant au produit de la journée de travail, les renseignemens ci-dessus ne peuvent servir de donnée exacte que pour le moment. L’aristocratie fabricante est puissante et tyrannique ; elle pourrait cependant, sans nuire à ses intérêts, et même vraisemblablement avec avantage pour elle, apporter de notables améliorations dans le sort des ouvriers. Que faut-il pour cela ? Traiter les ouvriers avec douceur, se rappeler que la nature les avaient faits les égaux de ceux dont la fortune les fait aujourd’hui dépendre, enfin renoncer à des brutalités malheureusement trop communes, à une arrogance que rien ne justifie, et au lieu de chercher à avilir l’ouvrier, le relever à ses propres yeux. Il en deviendra assurément plus fidèle et plus intelligent ; car il se livrera à son travail avec plus de courage et sera reconnaissant des égards qu’on aura eus pour lui.

La propreté des ateliers est encore un objet digne de toute la sollicitude des manufacturiers, et il en est trop qui le négligent.

Les ouvriers sont, pour la majeure partie, logés ou plutôt entassés pêle-mêle dans de misérables réduits et dans des quartiers malsains.

Vous trouverez peut-être, monsieur, ces détails un peu longs ; mais j’ai cru devoir vous les transmettre tels quels, et je vous en garantis l’entière exactitude. »

A......., chef d’atelier.

(Le Populaire.)

 

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