L'Echo de la Fabrique : 22 décembre 1833 - Numéro 51

Au Rédacteur.

Monsieur,

Grand partisan de la libre défense devant le conseil des prud’hommes, je viens l’étayer d’un argument auquel personne n’avait, je crois, pensé. Peu habile dans l’art si difficile de la parole, je me suis mal défendu à l’audience du 12 de ce mois ; je me suis servi d’expressions impropres, j’ai mis trop de chaleur, trop d’énergie dans le débit de ma courte harangue, et M. le président m’a condamné, moi pauvre orateur, à payer 10 francs au fisc, parce que je ne suis pas resté dans ce calme, cette impassibilité qu’on acquiert dans les luttes judiciaires, et que dès lors je ne pouvais avoir, puisque pour la première fois j’élevais la voix en public. [4.1]J’aurais bien voulu, pour un moment, changer de rôle avec M. le président ; il eût jugé s’il est aussi facile de développer des moyens de défense avec mesure et clarté, que de condamner un pauvre diable, qui n’en peut mais, à 10 francs d’amende et aux frais d’affiche du jugement. Si jamais je suis à la tête des prud’hommes et que vous soyez plaideur, M. le président, je prendrai ma revanche ; tenez-vous pour averti.

Je passe à ma cause. Je n’ai pas su la défendre devant le conseil, je viens la défendre devant le public. Ce juge souverain ne m’infligera point d’amende, il comprend la liberté de la défense ; il n’a pas de sot amour-propre à venger ; il m’entendra jusqu’au bout, et seulement alors il me jugera.

Le 3 décembre, le beau-frère de la fille Muet, mon apprentie, se plaignit au greffe de ce que je ne réglais pas ses tâches et d’autres causes que vous n’avez pas voulu, M. le rédacteur, rendre publiques, et que je dois dire, moi, parce que ce sont des calomnies ; elle se plaignit que je la poursuivais de mes déclarations amoureuses. Sur cette simple plainte, que rien ne justifiait, et sans s’enquérir de ce que je pouvais avoir à répondre, M. le président me dépêcha l’un des prud’hommes, M. Perret, qui, sans doute contre sa volonté, provoqua chez moi un débat scandaleux. J’aurais dû lui défendre ma porte, comme je le fis avec une juste énergie à l’individu qui l’accompagnait, ce procès n’eût pas eu lieu ; mais enfin je lui permis d’entrer. La paix régnait dans mon atelier, le prud’homme conciliateur parut, et la guerre d’éclater. Il me fit part des plaintes de la fille Muet ; indigné de ces mensonges, j’allais, je l’avoue à ma honte, la châtier, lorsqu’elle sut, par une prompte fuite, échapper à sa peine. Seul, je fis comprendre à M. le prud’homme tout l’odieux de ces accusations ; je lui expliquai que les trois sœurs de la fille Muet avaient appris chez moi leur profession, et que je les défiais d’établir que jamais je leur aie adressé une parole insultante et grossière. Je veux du respect de la part de mes ouvriers et apprentis, et pour l’obtenir, je les respecte moi-même. M. le prud’homme se retira. Le 12 de ce mois je me présentai devant le conseil, sur une invitation du père de la fille Muet, mon apprentie. Le sieur Muet fit défaut. C’est à cette audience, qu’offensé de mes réponses qui cependant n’avaient rien d’insultant, M. le président me fit l’honneur de me condamner à 10 fr. d’amende et aux frais. M. le président a sans doute trouvé plus facile de me répondre par une condamnation que par de bonnes raisons ! Quoi qu’il en soit, si MM. les prud’hommes ne s’entêtaient pas sottement à prescrire la libre défense, tout cela ne me fût pas arrivé, et ils ne commettraient pas tant de bévues dont nous sommes les victimes. Enfin, je me retirai en maudissant sincèrement mon président ; j’usai largement du vieux droit des plaideurs ; car je ne sache pas qu’on nous en ait encore dépouillés. Le lendemain mes comptes furent réglés devant M. Perret, prud’homme, en présence de la fille Muet et de son père ; ils furent reconnus parfaitement exacts, et cependant on les contesta plus tard, parce qu’un beau-frère chicaneur s’est interposé et a continué une querelle qui n’en devint une que par la visite irréfléchie et illégale d’un prud’homme. C’est ce même beau-frère qui l’accompagnait et auquel je refusai ma porte ; il insistait, mais des moyens énergiques triomphèrent de sa résistance. Irrité du peu de respect avec lequel je l’invitai à sauter mon escalier, il porta à M. le procureur du roi une plainte dont je suis à attendre les suites. [4.2]Quant à la fille Muet, elle s’est reconnue ma débitrice d’une somme de 82 fr. 15 c. Mais restait à régler l’indemnité qu’elle me devait, d’abord pour n’avoir pas fait ses tâches, ensuite pour le non achèvement de sa pièce, qu’elle n’a abandonnée que par de coupables instigations. Nous nous sommes présentés sur le tout à l’audience de jeudi dernier, 19 courant. A cette audience, j’ai parlé avec la même énergie, la même franchise d’expression, et cependant M. le président ne s’est plus cru offensé ; il a prouvé, je dois l’avouer, que lorsqu’il le veut, il sait diriger sagement des débats sans gêner la liberté de la défense ; il m’a accueilli avec une honnête bienveillance et a réparé ses torts envers moi, et déjà je les aurais totalement oubliés si le fisc inexorable devait aussi oublier de m’arracher les 10 fr, d’amende, que M. le président m’a condamné à lui payer. Quoi qu’il en soit, le conseil a reconnu l’exactitude rigoureuse de mes comptes et la fausseté des accusations portées contre moi par la fille Muet ou son beau-frère, qui était son interprète ; il a condamné le sieur Muet, père de mon apprentie, à me payer de suite la somme de 82 fr. 15 c. Quant à la pièce inachevée, il faudra que j’avise au moyen de la faire exécuter. On le voit, j’y perds encore ; néanmoins j’ai gagné mon procès, et cependant j’ai été puni ; pourquoi ? Parce que je ne suis pas orateur, parce que je n’ai pas le calme de la vieillesse, l’impassibilité de la loi… ; parce que ma voix a été franche et non hypocrite, énergique et non suppliante ; parce qu’enfin j’ai parlé en citoyen et non en valet.

Agréez, etc.

brunet, Chef d’atelier, cours d’Herbouville, ci-devant salle Gayet, à St-Clair.

 

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