L'Echo de la Fabrique : 29 décembre 1833 - Numéro 52

Du droit de coalition.

Ne vous arrive-t-il jamais, lecteurs, de vous arrêter devant ces êtres malheureux qui, assis sur la pierre et dans la boue des rues et des places publiques, demandent à la pitié des passans le pain de misère que leur refusent impitoyablement leurs membres mutilés ? Ne s?est-il jamais rencontré sur vos pas une femme aux joues pâles et sillonnées par la misère, qui criait : Du pain pour cet enfant que je traîne par la main et pour celui que je porte en havre-sac sur le dos ! ? du pain pour moi, car j?ai bien faim ! Et cet autre enfant que vous voyez là devant moi, se meurt aussi à mon sein desséché?

Ici, c?est un vieux soldat que la mort a morcelé sur vingt champs de bataille ; regardez, c?est bien une figure d?homme ; mais ce corps n?est plus qu?un tronc [3.1]informe !? et son pays lui donne pour camp de repos une dalle et la commisération publique !!!

Là, c?est un homme jeune encore qu?elle a broyé sous les débris d?une maison en flammes. ? Il allait expirer ; mais l?art est venu, qui l?a rappelé à la vie ; maintenant il expie son courageux dévoûment, assis au pied d?une borne ; ? il tend la main à ceux qui passent, et dit : L?aumône, s?il vous plaît !? Cette femme et ces enfans demi-nus, que vous voyez un peu plus loin, sont sa famille. ? Les besoins de cette famille, son avenir, tout reposait sur lui : tout est anéanti ; la misère, l?affreuse misère ! Voila maintenant leur unique partage.

A présent, regardez là-bas cet homme de haute stature, au corps frêle et desséché. On dirait un cadavre sortant de son tombeau ! Approchons. Ses vêtemens sont couverts de boue, sa marche est raide et lente ; son visage est horriblement contracté, et à chacun de ses pas sa tête menace de se briser sur le pavé : c?est un épileptique ; et pour lui la société ne peut rien non plus... Malédiction à vous, chétifs législateurs qui avez ainsi torturé l?humanité et rapetissé l?homme !

Mais vous croyez peut-être, lecteurs, que j?ai dit tous les maux du peuple ! Oh ! Non. ? Jetez avec moi vos regards de ce côté. ? Cet édifice que vous voyez et dont le dôme s?élève imposant au milieu de toutes ces masures, se nomme HOTEL-DIEU.1 ? Là, chaque jour une foule de malheureux sans famille ou sans ressources vient lutter contre la mort. ? N?est-ce pas que votre ?il s?afflige et que votre c?ur, assiégé de mille réflexions, se serre fortement lorsque vous parcourez ces ateliers de destruction ? ? Comme il dit bien la misère, cet ignoble vêtement, linceul banal qu?on ajuste sur toutes les épaules de pauvres : O philantropie ! Que tes dons sont mesquins?

A côté est un autre hôtel qui a nom Hospice de la Charité. C?est dans cette vaste et silencieuse maison qu?une portion du peuple se sent naître et mourir. Mais le jour a disparu ; approchons ; ? plus près encore. Chut ! Ecoutons !

Voyez-vous cette jeune fille, modestement vêtue et qu?un mouvement convulsif paraît agiter fortement ? Son regard inquiet semble se défier et de la solitude de ce lieu, et de la nuit qui l?environne ; elle se glisse avec précaution contre la muraille, arrive au tour fatal, y dépose à la hâte le fardeau que vous l?avez vue tenir mystérieusement caché dans ses vêtemens ; puis elle s?enfuit en jetant autour d?elle un dernier regard !

Malheureuse mère ! ? Demain peut-être celui qui l?a séduite et laissée sous le poids accablant des malédictions de son vieux père, lui jettera l?insulte et la boue au visage. ? Alors, seule au monde, sans asile comme sans appui, elle aura bientôt atteint l?opprobre et la honte, et gagné le désaveu de son sexe.

Malheureux enfant ! ? Mêlé à la foule des autres enfans qui peuplent ce triste asile, un jour viendra où il demandera son père, sa mère ! Mais pour lui la voix de la nature étouffée demeurera silencieuse ! Alors condamné à vivre seul au monde, et quand il aura traîné long-temps sa douloureuse existence, il reviendra aux portes de cet hospice attendre et son heure et son tour ! Puis, reprenant la fatale livrée de son jeune âge, il descendra au cercueil en murmurant malédiction !

Mais de plus sinistres hôtels reçoivent encore une autre portion du peuple. ? Voyez d?ici cette maison aux portes de fer, aux murailles épaisses et fortes, surmontées [3.2]çà et là de factionnaires faisant sentinelles ? C?est la prison. ? Là, chaque jour la société entasse de nouveaux hôtes, qu?elle a faits et nomme vagabonds, qui, sans feu ni lieu, sans profession et sans travail, sans éducation aucune, se déclarent ses ennemis et descendent dans la carrière du crime. Pour y arriver toutes voies leur sont ouvertes, et pour en sortir aucunes. Enfin, c?est la prison comme digue, et comme terme le BOURREAU ! ? Et nous sommes un peuple civilisé, le plus civilisé du monde.

Maintenant, parcourons d?autres lieux. ? Voyez cet amas immense de maisons délabrées, ces rues étroites à l?air empoisonné, à la boue toujours croupissante : c?est la demeure du travailleur, de cet innombrable peuple qui, du berceau au cercueil, s?épuise au travail pour amasser misère, privations, dégoût, et qui verse son trop plein aux lieux si tristes que nous venons de visiter. ? Regardez ce superbe magasin, cette mosaïque de belles et brillantes étoffes, ces meubles élégans et somptueux : que de peines et de fatigues, combien de mortelles veilles lui ont coûtées toutes ces riches productions? Mais le voila qui s?arrête et promène ses regards sur ce gracieux étalage ; il les reporte sur ses vêtemens déchirés ! ? Un soupir s?échappe de sa poitrine, et maintenant il s?éloigne en accusant l?injustice du sort !? ? Mais voici venir sa jeune fille, simple et sans défiance, qui s?arrête à son tour :

Et moi aussi, dit-elle, je fixerais les regards si cette étoffe aux plis élégans venait presser ma taille ; ? si ce beau schal venait s?arrondir sur mes blanches épaules, car je suis jeune et jolie ! ? Pauvre enfant ! Un homme, est là sur ses pas qui a deviné son fatal désir ; et demain, quand la nuit aura tiré sur nous son lugubre rideau, peut-être la reverrez-vous, penchée comme une enseigne, sur le seuil d?un antre de débauche !!! Oh ! N?est-ce pas qu?ils sont bien amers les fruits de notre civilisation si vantée ? ? N?est-ce pas que vos c?urs se révoltent et bondissent indignés, dès que vous fouillez dans tous les replis de l?infâme coalition qui dévore la vie du peuple et outrage ainsi l?humanité ? Eh bien ! cette barrière qu?une poignée d?hommes voudrait aujourd?hui relever de ses ruines pour retenir à son gré ce peuple qui sort de la fange et marche à la conquête d?un monde assis sur des bases plus conformes aux v?ux et aux besoins de tous, cette barrière, disons-nous, est à jamais ébranlée ! ? Nul homme, quelle que soit sa puissance, ne saurait tenter de réédifier notre vieil édifice social, sans qu?il ne fût aussitôt étouffé dans ses parois croulant de toutes parts.

Malédiction à qui jetant en arrière le fourreau de leurs épées, décréteraient le signal de la guerre civile ! ? Pour nous, qui sommes peuple et qui parlons en son nom, nous repoussons cette guerre de toute la puissance de notre volonté. ? Mais l?association est déjà, nous l?avons dit, le but où tendent tous nos efforts ; les coalitions le moyen de l?atteindre ; ? et les coalitions seront notre arme aussi long-temps que nos chétifs législateurs, méconnaissant notre droit au travail, et à une part équitable de la richesse sociale, tenteront de nous retenir sous la pesante férule du capital, et de perpétuer, aux profits de quelques-uns seulement, la lutte encore existante entre les divers intérêts sociaux.

Il n?y a, qu?on veuille bien y réfléchir, de paix et de sécurité possibles que dans une société où chacun travaille et participe aux fruits de l?action sociale, où les droits de chacun sont reconnus, garantis, respectés : [4.1]et c?est pour atteindre à cette société que le peuple s?est mis en marche. Loin de nous la pensée de toucher aux richesses et à l?or des privilégiés de celle-ci ; qu?ils jouissent et dorment tranquilles ; mais qu?ils n?élèvent pas de remparts de baïonnettes sur le chemin que nous devons parcourir : ce serait nous offrir, à nous qui portons pour bannière un rameau d?olivier, ce serait nous offrir une guerre terrible et qui ne saurait porter de fruits heureux pour personne.

Placés près du foyer gouvernemental, des hommes à l?âme courtisanesque ont fait peser sur quelques-uns de nos frères de rudes sentences. ? Mais, en vérité, qu?ils jettent les yeux sur le pays, et qu?ils nous montrent une ville industrielle, tant éloignée soit elle de ce qu?ils appellent les ateliers révolutionnaires, dont les travailleurs n?aient pas jeté entr?eux des bases d?association, et puis ils mesureront après les services qu?ils auront rendus à nos gouvernans.

Somme toute, ce serait folie à eux de penser à opposer une digue au prochain avenir des travailleurs ; et qu?il leur plaise ou non de se livrer à la violence des persécutions, qu?ils se gardent du moins de croire qu?ils nous arrêteraient : nous aurons, s?il le faut, le courage de la prison et de l?exil, aussi bien que les hommes généreux qui ont accepté le cachot comme prix de leurs efforts, pour frayer un large chemin à la pensée ! Mais alors la lutte aura commencé.

Encore quelques jours, et la chambre législative aura repris ses travaux. Puissent les hommes qui la composent avoir enfin compris que c?est tout autre chose que des bastilles qu?il leur faut construire pour répondre et satisfaire aux besoins du peuple d?aujourd?hui, et que le canon est d?ailleurs un fort mauvais arbitre entre des parties toutes intéressées à jeter les premières bases d?une nouvelle civilisation qui déjà se pose sur les débris de la première.

Notes de base de page numériques:

1. Rappelons qu?un grand nombre d?établissements appelés « hôpital » assurent alors l?assistance sous toutes ses formes : secours à domicile, recueil des invalides, incurables, vieillards, malades, enfants abandonnés. Ils sont réservés aux habitants du lieu ; les hôtels-Dieu sont ouverts à tous mais ils sont réservés aux malades, excluant les incurables notamment. Les hôpitaux généraux recueillent les malades rejetés des hôtels-Dieu : les fous, les marginaux, tous ceux qui sont frappés par la misère et le chômage trouvent là un refuge temporaire (voir J. Imbert, dir., Histoire des hôpitaux en France, Toulouse, Privat, 1982). Au fur et à mesure que l?hôpital affirme sa vocation thérapeutique tout au long du XIXe siècle, l?hospice devient le refuge traditionnel du vieillard.

 

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