L'Echo de la Fabrique : 12 janvier 1834 - Numéro 54

RÉPONSE A M. LABORY.
DU VIEUX SYSTÈME,

Tendant, sans discontinuation,
A ÉTOUFFER LA VOIX DES OUVRIERS DANS LA JUSTICE
des prud?hommes.1

Détruire dans les délibérations des prud?hommes l?influence profitable aux industriels, est un parti pris depuis que pouvoir judiciaire est attribué aux élus du peuple. L?histoire le démontre.

On appela autrefois indifféremment du nom de prud?hommes et prudes-gens, ou des experts, ou des arbitres, ou des inspecteurs, ou des chefs de corporations industrielles, ou les administrateurs de certaines villes. Par un édit de Louis XI, du 29 avril 1464, ce nom fut affecté à la dénomination de certains juges. On trouve, dans cet édit, que pouvoir est donné « aux conseillers, bourgeois, manants et habitans de la ville de Lyon, de commettre un prud?homme suffisant et idoine pour régler les contestations qui pourraient arriver entre les marchands fréquentant les foires de la ville de Lyon. »

Mais jusqu?en 1790, la combinaison judiciaire à laquelle succéda l?organisation des prud?hommes, étouffée sous le bon plaisir monarchique, variait au gré des résolutions immuables, et des intérêts flottans des courtisans et des mignons. Tour à tour accordée, retirée, ordonnancée, renversée, restaurée, tronquée, cette juridiction est arrivée à sa révolution, raccommodée, rapetassée, sans grandeur, sans vénération, sans caractère de durée ni d?avenir.

La souveraineté populaire trouva ces haillons : voyons ce qu?elle en fit.

[1.2]Le 22 décembre 1789, l?assemblée nationale proclama lois du pays les dispositions suivantes :

« Les qualités nécessaires pour être citoyens actifs, sont : 1° d?être Français ; 2° d?être majeur de 25 ans accomplis ; 3° d?être domicilié de fait dans le canton depuis un an ; 4° de payer une contribution directe de la valeur locale de trois journées de travail ; 5° de n?être point serviteur à gages. »

Le 15 janvier 1790, elle décrétait : « Que dans la fixation des prix des journées de travail, pour être citoyen actif, on ne pourrait excéder la somme de vingt sous. » C?est sur ce piédestal populaire que, le 16 août suivant, elle établissait la justice nationale.

Titre iii, art. 1er : « Il y aura dans chaque canton un juge de paix et des prud?hommes assesseurs du juge de paix. »

Art. 4 : « Le juge de paix sera élu au scrutin individuel et à la pluralité absolue des suffrages, par les citoyens actifs réunis en assemblées primaires. »

Art. 6 : « Les mêmes électeurs nommeront, à la pluralité relative, quatre notables destinés à faire les fonctions d?assesseurs du juge de paix? »

Art. 8 : « Le juge de paix et les prud?hommes seront élus pour deux ans et pourront être continués par réélection. »

Art. 10 : « Le juge de paix, assisté de deux assesseurs, connaîtra? du paiement du salaire des gens de travail, des gages des domestiques, et de l?exécution des engagemens respectifs des maîtres et de leurs domestiques ou gens de travail. »

Combien sainte était cette magistrature sortie du sentiment unanime du pays ! combien propre à l?harmonie des relations locales ! combien intelligente des besoins spéciaux de la population dont elle partageait les habitudes, les m?urs, les usages, les connaissances ! Les cantons peuplés d?ouvriers choisissaient les plus éclairés d?entr?eux pour composer ce jury de famille.

L?empire détrôna la république ; les assesseurs ou prud?hommes furent supprimés en 1801 ; et dans l?inextricable complication des lois organiques dont on flanqua la constitution de l?an 8, et particulièrement dans les dispositions du sénatus-consulte de 1802, Napoléon, par la grace de Dieu et les constitutions de la république, empereur des Français, trouva belle occasion d?escamoter [2.1]ce qui restait de coopération démocratique dans l?élection des juges de paix. Depuis lors, et de nos jours, les citoyens ont vu de loin en loin tomber des nues et par hasard un homme en toge et en toque, d?eux inconnu, et qui ne les connaissait, eux, ni leurs travaux, ni leurs métiers, ni leurs relations industrielles, ni leurs habitudes commerciales, et qui, savant dans l?art de l?intrigue et de la sollicitation, n?avait point été travailleur, si ce n?est dans le métier de coureur de places et de balayeur d?antichambres (la seule science à posséder, après tout, quand on veut des emplois et qu?on doit être oint, non par le peuple, mais par quelque haut et puissant seigneur, friand de belles révérences, de gants blancs, de caressantes visites, de suppliantes et adulatrices prières). La charte de 1814 donna le coup de grace aux justices de paix, en conférant au roi le choix des juges.

Or, quand les citoyens ne choisirent plus leurs juges de paix, quand il n?y eut plus d?assesseurs ou prud?hommes, les ouvriers et les fabricans, avec leur langage d?atelier, leurs coutumes de fabrique, ne se purent faire comprendre à l?homme du pouvoir ; et les pauvres juges-royaux, quelquefois instruits d?ailleurs, ne voyant rien aux détails des choses commerciales, ne trouvèrent rien de mieux pour sortir d?embarras que d?éclairer leurs décisions par les rapports des gens de l?art, et allèrent puiser les motifs de leurs jugemens dans des consciences étrangères ; de sorte que les contestations industrielles se jugeaient en dehors de la justice.

Il fallut, malgré qu?on eût l?empire par la grace de Dieu, s?adresser à l?élection populaire pour déterrer du fond des ateliers les hommes spéciaux, enfouis dans leurs travaux, loin de l??il de messieurs du pouvoir.

Dans ce but, la loi de 1806 organisa le conseil des prud?hommes ; le décret de 1810 compléta cette organisation : mais l?esprit dynastique, forcé à accepter l?élection, installa du moins au sein de ce conseil une majorité légale et permanente pour les puissans qu?il s?attachait dès-lors comme complices de ses vues d?égoïsme, et associés à ses tendances oppressives ; mais enfin le principe d?élection perçait dans la loi, et jetait une faible lueur d?avenir. Il traversa la restauration, et en 1831 et 1832, favorisé par l?esprit d?association qui, unissant et doublant les intelligences, va toujours croissant, il faillit doter les travailleurs du frein tutélaire d?une jurisprudence écrite et de l?influence morale d?une libre défense. Cette conquête menaçante réveilla la haineuse méfiance qui, en 1801 et 1802, avait sourdement éteint la voix de la justice du peuple, qui, en 1814, avait audacieusement consommé cet attentat. Depuis 1801, le génie liberticide veillait en frémissant en face de notre justice élective ; aujourd?hui, il va souffler de perfides craintes dans les consciences timorées des négocians sous le faux semblant de leur intérêt personnel ; il rallie quelques aveugles à son esprit de colère et à sa tendance de destruction. La justice des prud?hommes reste seule en France élective ; n?osant de front en briser l?autel, le génie des dynasties feint de le caresser, puis, par boutades ne se pouvant tenir, il se démasque et le mord en le léchant ; il l?ébrèche, le mutile, le souille. Ainsi une ordonnance du 21 juin 1833 a brutalement arraché de leur siège les juges du peuple, et a déchiré violemment le titre qu?ils tenaient de l?élection ; ainsi, par un arrêté coupable, on avait osé pénétrer dans le sanctuaire et choisir ceux des juges [2.2]qu?il plaisait d?en exclure ; le c?ur a failli à l?exécution de cette violence ; mais l?arrêté préfectoral restera là comme preuve du mauvais vouloir de l?autorité. Ainsi un arrêté du 14 décembre dernier, a méprisé vilainement un acte public et respectable du tribunal, un acte que le premier administrateur du département devait livrer à la génération de la cité, au lieu de le déchirer et de le fouler aux pieds comme il a fait ; ainsi, on a arrêté, en dépit de la loi, qu?un membre devenu étranger au tribunal, y siégerait bon gré mal gré.

Il est donc bien vrai qu?on en veut à cette institution à cause des bases populaires sur lesquelles elle repose ; il est donc bien vrai que la lutte du peuple contre ceux qui veulent l?asservir à leur profit, et la tenir éloigné du mouvement social, s?engage autour de la justice des prud?hommes, comme autour de toutes les institutions.

Arrivé à ce point, la question est belle à voir, et M. Labory doit comprendre toute notre pensée. Il ne nous demandera plus si le décret de l?empire existe par sa faute ? si l?arrêté préfectoral du 14 décembre viole la loi par sa faute ? Car nous avons dénoncé l?esprit despotique comme cause inspiratrice de toutes les attaques dirigées contre l?organisation électorale des prud?hommes ; il ne nous reprochera plus de semer la division, car la division entre ceux qui veulent la justice par élection ou la justice du bon plaisir, existait bien avant nous : c?est l?histoire de l?esprit démocratique aux prises avec l?esprit oligarchique. Il comprendra que nous, qui avons pris, dans notre dévoûment à l?humanité, mission de défendre les débris des institutions populaires qui restent encore en France ; qui n?avons eu qu?un cri d?indignation contre les man?uvres subreptices employées pour altérer la seule justice élective qui soit debout encore, voyant M. Labory ne pas protester contre un arrêté qui le dénonce, lui, comme instrument de la violation de nos droits, comme le marchepied sur lequel le pouvoir va passer pour souiller la pureté de notre justice ; le voyant par son silence approuver le scandaleux mépris de l?élection, se jeter au front d?attaque contre les faibles, n?osant croire M. le préfet si imprévoyant que d?avoir risqué d?éprouver un honteux échec par votre refus de monter sur le siège que vous tend son arrêté, soupçonnant un assentiment secret arraché d?avance à votre confiance ; voyant tout cela, M. Labory, espérant toujours de votre conscience, dont à juste titre vous êtes si fier, une énergique protestation, et l?ayant long-temps attendue en vain, nous avons dû provoquer une explication devenue nécessaire à votre honneur de prud?homme. Êtes-vous pour l?arrêté et l?esprit anti-populaire qui l?a dicté ? êtes-vous pour les travailleurs qui vous ont élu ? serez-vous pour nous ou contre nous ? voila ce qu?il nous importe de savoir, à nous qui combattons pour le droit électoral ; voila ce qu?il fallait nous apprendre.

Nous n?avons dit ni insinué que vous fussiez un homme d?intrigue ; et si nous l?eussions pensé, nous l?eussions déclaré formellement et sans insinuation. Nous avons dit que vous étiez l?instrument choisi par les intrigans ; nous avons vu le piège qu?on tendait à votre bonne foi pour vous compromettre et vous gagner au parti qui depuis long-temps comprime l?essor de l?humanité ; nous avons dit que vous n?aviez qu?un pas à faire pour être apostat. Pour nous détromper, il fallait nous répondre : « Non, je ne veux point être complice de l?illégalité qui, par arrêté, m?attache au fauteuil ; je ne figurerai pas parmi les juges du peuple comme une violation vivante des droits de nos concitoyens ; je rejette [3.1]son honneur empoisonné de despotisme ; je ne veux point augmenter le nombre de ces victimes prises au trébuchet des pouvoirs, que l?on repousse du pied comme un utile rebut quand on les a flétries par des caresses perfides et désarmées de l?affection et de l?estime qui les rendaient redoutables ; qu?on abandonne comme un cadavre, quand on en a épuisé la vie. Je demeure fidèle à votre fraternité. »

Mais votre lettre ne renferme que quelques récriminations injurieuses et inutiles ! Elle est pour nous un grand sujet d?affliction ; elle nous laisse dans l?incertitude et dans l?anxiété. Les frères demandent si la main qui attaque effrontément nos droits, qui vient asseoir de force son juge au milieu de nos juges, vous trouvera docile à l?exécution de sa coupable pensée ? Ils demandent si vous êtes transfuge ? Que voulez-vous que nous répondions ?

Notes de base de page numériques:

1. La dénonciation de Labory, pilier du premier Devoir mutuel, signale une nouvelle fois la direction récente prise par le mutuellisme à Lyon et le changement de génération qui s?est opéré en décembre 1833.

 

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